l'île est dans notre tête

spectateur + récit visuel

« C’est la fin de l’exposition, je me dépêche, le musée ferme ses portes dans vingt minutes. Au moment de pénétrer dans l’une des dernières salles, je tombe sur une file d’individus qui attendent devant une grande armoire.

Tout de suite intriguée, je m’avance pour voir de quoi il s’agit.

En m’approchant je découvre, à droite de celle-ci, un grand texte inscrit sur le mur. Je commence à le lire. C’est une longue description d’une pièce ou d’une chambre, je ne sais pas trop. Il est question de portes, de fenêtres, de proportions, de disposition, de tissus, de draperie en argent, d’étoffes. Cette description se termine par le nom de son auteur : Edgar Allan Poe écrit en lettres rouges.

Je comprends alors que ce texte est composé de trois descriptions qui se suivent comme si elles n’en formaient qu’une seule. La suivante parle d’une pièce qui semble être hermétique aux aléas extérieurs. Rien n’y pénètre, ni le soleil, ni le vent, ni la poussière. La seule poussière existante proviendrait de la pièce elle-même.

Je remarque un œil-de-bœuf remplissant l’un des « O » du mot horizon ou horizontale je ne me souviens plus très bien. Le mur est un peu sali autour de cette lettre, preuve que de nombreuses personnes ont regardé au travers de cet orifice.

J’ai pris la décision de ne regarder par ce trou qu’après avoir vu ce qui se passait derrière les portes de cette armoire, laquelle semblait ouvrir sur quelque chose puisque les gens s’y engouffraient, groupe après groupe.

Je lis le dernier texte à la va-vite : description d’une tapisserie avec des bateaux façon toile de Jouy, cendrier, bilboquet, coupe avec des fruits secs. Les gens hésitent à entrer, les gardiens s’apprêtent à évacuer les visiteurs : « Le musée ferme ses portes dans dix minutes ».

Trois par trois, les visiteurs s’enfoncent dans cette armoire qui s’avère être une penderie. Cinq minutes s’écoulent à chaque exploration. « Alors c’est comment ? Qu’est-ce qu’il se passe à l’intérieur ? » demande une dame devant moi. Étourdie, j’hésite : abandonner ou rester dans la file pour enfin percer l’énigme de cette armoire ? Je n’écoute la réponse que d’une oreille, partagée entre la curiosité et la peur de perdre la surprise de la découverte. La dame s’en va : « Ce n’est qu’une pièce ».

C’est à mon tour. Je suis la première de mon groupe à entrer.

Je traverse cette penderie en me baissant, de façon à passer sous les chemises suspendues à la tringle. Les gens derrière moi me suivant de près, je n’ai pas eu le temps de savourer ce rêve d’enfant, celui de découvrir un monde caché grâce à un passage secret, dissimulé dans un endroit somme toute familier et en apparence anodin.

L’armoire que j’ai sous mes yeux m’apparaît alors comme un seuil, un entre-deux, un passage vers autre chose. Et ça ne loupe pas, je n’avais pas imaginé qu’un aussi long couloir puisse être dissimulé derrière ces chemises. Ce dernier m’éblouit par sa clarté après le passage dans la pénombre de l’armoire. J’avance encore et découvre que cette blancheur tient à la multitude de feuilles de papier jonchant le sol, le plafond et les murs. Des textes en anglais sont imprimés sur ces feuilles. Je n’ai pas le temps de lire clairement ce qui y est écrit, j’imagine que ce sont des extraits de livres, peut-être ceux dont les trois descriptions sont issues.

Le couloir tourne à droite, comme dans un labyrinthe puis donne à gauche sur une pièce. J’ai tout de suite un sentiment très étrange… tout semble faux. Ça a l’air d’être habité mais cet endroit est complètement froid et aseptisé. La lumière elle aussi semble curieuse : elle provient d’une fenêtre aux verres dépolis produisant une luminosité très pâle. Comme si elle venait d’un lampadaire en pleine nuit qui inonderait la pièce d’une lueur blafarde. Je me rends compte peu à peu que tout est peint en nuances de gris, comme si j’étais plongée dans une photo en noir et blanc. J’ai l’impression de remonter le temps, les objets ont une apparence désuète. Certains sont anciens tandis que d’autres imitent les effets du temps, comme ces cadres à l’apparence trompeuse et ce canapé faussement baroque.

Tout semble poussiéreux ainsi que le décrit le texte au-dehors. On dirait que la pièce est entièrement recouverte d’un voile de fine poussière grisâtre.

Au milieu de celle-ci trône une machine à écrire. Elle est disposée au centre d’une table, devant d’autres objets, comme pour souligner l’importance de son rôle.

Avait-elle servi à écrire toutes les pages du couloir ? Avait-elle été utilisée par un poète ou un écrivain fantôme dont cette pièce aurait été la cachette ?

Des livres sont empilés sur la table, je dois aller vite, je ne me souviens pas des titres.

Je retrouve sur une chaise un cendrier avec des cigarettes comme dans la troisième description. Les cigarettes sont aussi peintes en gris, tout comme les tranches des livres. Je m’en suis aperçu car, en voulant en ouvrir un, les pages étaient collées entre elles.

Au fond, le canapé recouvert d’un tissu moiré rappelle les étoffes et les tapisseries décrites dans le premier texte. En déambulant, je découvre que le coin du canapé s’enfonce dans la paroi du fond, comme englouti par ces murs noirs. Il en va de même pour la table basse qui fait face au canapé, pour la télévision qui la surmonte ainsi que pour la paperasse laissée sur cette table. Ces étranges détails m’apparaissent maintenant de manière flagrante, tout comme le caractère non orthogonal de la pièce.

Le gardien nous rappelle à l’ordre : « Il est temps de sortir ». Je me dirige vers la porte et passe de nouveau devant la fenêtre à la lumière inhabituelle, je me souviens d’avoir eu envie de l’ouvrir pour voir sur quoi elle pouvait bien donner.

Je me mets à gamberger : serait-ce un lampadaire perdu sur une grande place de village, complètement vide, aux pavés encore humides de la dernière pluie ? Autre hypothèse : une grande pièce vide, uniquement remplie de néons dont l’un d’entre eux serait mal branché ; ou encore une armada de projecteurs à basse tension, dirigés vers cette fenêtre.

Je ne saurai jamais. Je n’ai pas osé.

J’avance encore. Avant de partir, je jette un dernier regard dans la pièce. Comme pour en capter les ultimes indices : un paravent, un vieux téléphone fixe, une horloge, deux chaises, un petit repose-pieds.

Avant de passer le seuil de la porte, je remarque un dernier détail. Sur une étagère surplombant l’encadrement de la porte, un livre exhibe le titre « Please mind your head ». À la lecture de cette interpellation du visiteur, j’ai le sentiment qu’une multitude de détails m’ont échappé.

Je sors enfin. Les gens nous regardent bizarrement, on peut lire dans leurs yeux, « Alors ? ! », « Qu’est-ce qu’il y a au bout de ce couloir ? », « Ça vaut le coup ? ! ».

Je me dirige directement vers le judas que j’avais gardé pour la fin. J’approche mon visage du mur et regarde à travers le trou. J’y perçois la pièce d’où je viens de sortir, ses coloris sont davantage sépia que noir et blanc, comme si l’œil-de-bœuf était muni d’un filtre. D’ici, le point de vue est nouveau, inadoptable depuis l’intérieur puisque nous sommes non seulement dans le mur mais aussi derrière le canapé. Je comprends alors que ce dernier a été coupé pour respecter le point de vue unique que construit ce judas. La télévision et la table basse ont également été coupées, comme pour enlever ce qui n’était pas nécessaire au point de vue extérieur. C’est comme si cette pièce était la matérialisation en trois dimensions de la planéité d’une photographie. Cet œil-de-bœuf a autorité sur la pièce, son point de vue agit sur la disposition intérieure et sur l’intégralité même de ses éléments. Je m’éloigne, en songeant à ce que je viens de voir1. »

 

 

J’ai rédigé ce texte au début de mes recherches pour mon mémoire. Il fait partie d’une série de descriptions situées, réalisées directement dans des musées face à des œuvres que je découvrais.

Lorsqu’on fait l’expérience d’une œuvre pour la première fois, on accède à un certain nombre d’informations, généralement les plus évidentes. On les assimile puis on continue d’observer.

On expérimente, on ressent, on subit, on contemple, on sent, on touche, on manipule, on écoute, on scrute. Alors, on se met à intérioriser cette expérimentation, elle se transforme et s’imprime dans notre esprit d’une manière différente. C’est notre interprétation de l’œuvre. Or cette interprétation est propre à chaque spectateur.

Il s’agissait alors pour moi de poser sur papier, tout le processus cérébral induit par la découverte d’une pièce inconnue. Quels étaient mes questionnements, mes cheminements de pensées ou les histoires que je me créais par rapport à ce qui m’était donné à voir? Comprendre quels avaient été les éléments déclencheurs, les accroches dans l’œuvre, celles qui font que l’on explore, que l’on décortique, que l’on réassemble ou qu’on divague. Je me propose d’analyser ces moments particuliers que l’on pourrait qualifier de seuils cognitifs, entendu au sens de déclics qui font que notre esprit bascule vers l’imagination, la création d’un récit subjectif face à une œuvre. Des indices nous sont donnés, des fragments de récit, des bouts de choses et c’est alors intuitivement que nous commençons à les imbriquer, à effectuer un montage, un travail qui s’apparenterait presque à une investigation afin de créer notre propre histoire, notre propre perception de l’œuvre. « Je ne crois pas que les hommes se lasseront jamais de raconter ou d’écouter des histoires2. » Cette citation de Jorge Luis Borges illustre bien cette propension inéluctable de l’homme à élaborer son propre récit. Un récit qui n’est pas forcément linéaire comme notre conception du récit classique mais protéiforme, voire éclaté en plusieurs morceaux distincts, relevant de l’assemblage ou d’un montage plastique. Ce dernier n’est alors saisissable et sensé que si l’on résout « l’énigme », que si l’on trouve le lien entre les différents éléments qui la composent. Bien que la littérature et ses genres variés nous livrent des romans faits de rebondissements, de péripéties, de nœuds, de tensions et ainsi de suite, un livre se lit conventionnellement du début jusqu’à la fin avec une progression rectiligne et par là même à sens unique, irréversible. En revanche, face à un récit visuel implémenté dans une installation ou encore une sculpture, le récit peut être fragmenté, elliptique, sinueux.

 

Quelles sont les œuvres dont je parle ? Existe-t-il un type, des caractéristiques requises, des formes ou des matériaux plus à même de déclencher en nous des récits subjectifs ?

Lors de mes différentes déambulations dans des expositions, qui m’ont amenée notamment à écrire la description rapportée plus haut, je ne me suis pas arrêtée devant la première œuvre. J’ai dû chercher pour trouver l’œuvre qui m’intriguait plus que les autres.

Mais est-ce que tout cela n’est qu’une question subjective ? Forte de cette expérience, il me semble pourtant qu’un certain corpus d’œuvres intègre davantage cette marge narrative mentionnée plus haut. En d’autres termes, que toutes les œuvres ne racontent pas quelque chose.

J’ai le sentiment en effet que certains artistes cherchent tout particulièrement à créer des sortes d’énigmes, des histoires à trous, voire des œuvres qui nous intègrent dans leur processus narratif.

Umberto Eco évoque cela dans son ouvrage Lector in Fabula en se rapportant pour sa part à un corpus littéraire. Il s’interroge sur la façon dont un texte peut à la fois « [...] postuler une libre intervention interprétative et des caractéristiques structurelles qui règlent l’ordre des interprétations [...]3 ». Il s’intéresse ainsi à « [...] l’activité coopérative qui amène le destinataire à tirer du texte ce que le texte ne dit pas mais qu’il présuppose, promet, implique ou implicite, à remplir les espaces vides, à relier ce qu’il y a dans ce texte au reste de l’intertextualité d’où il naît et où il ira se fondre4. » Umberto Eco traite donc des dynamiques coopératives que suscitent les dispositifs narratifs. Or, il me semble que c’est ce même phénomène de coopération, présent dans certaines œuvres d’art, dont relève cette marge interprétative dont je parle. À de nombreuses reprises dans cet essai il allait de soi de remplacer le mot « lecteur » par celui de « spectateur » sans pour autant affaiblir la pertinence de ses analyses narratologiques.

Du côté de l’histoire de l’art contemporain, des chercheurs comme Marie Fraser semblent converger avec Eco, notamment lorsqu’elle déclare que : « L’inconscient et le travail de la mémoire (au sujet des spectateurs) reformulent ainsi en profondeur les modalités narratives et temporelles selon une dynamique faite de tensions, de forces, d’associations, mais aussi d’oubli, de trous, de vides, de silence5. »

Dès lors, plutôt que de parler de spectateur, qui selon la définition courante se limite à « celui, celle qui se contente de regarder, d’observer un phénomène, un événement sans intervenir, sans s’impliquer6 », ne serait-il pas plus opportun de parler d’acteur ?

Si faire un tel glissement serait a priori contradictoire, puisque l’acteur s’opposant par définition au spectateur, cette dénomination est utilisée dans le cadre de l’art puisque, en regardant une œuvre, nous sommes toujours acteurs de quelque chose. Cependant, face à un récit visuel, l’action (en tant qu’expérience) que suscite ce genre d’œuvres me semble différente.

Dans ce cadre, l’artiste sollicite à mon sens davantage notre aptitude à imaginer et à combler les vides, « [...] les mécanismes inconscients jouent alors un rôle important

[...]7 » comme l’écrit Marie Fraser dans Raconte-moi, Tell me. Les bribes d’histoires proposées par les récits visuels « [...] viennent habiter notre imaginaire qui, lui aussi, les transforme [...]8 » . Nos réactions face à une œuvre sont donc uniques et personnelles, bien qu’elles dépendent de tous les paramètres que l’artiste a amorcé dans sa proposition plastique.

D’autre part, l’artiste exploite aussi les capacités de notre mémoire à emmagasiner quantité d’informations, de prérequis, de connaissances préalables qu’il utilise pour nous inciter à relier des éléments de manière intuitive et rapide. Des chemins de pensées qui sont construits en rapport à nos imaginaires partagés.

Face à des projets artistiques qui nous laissent un champ d’action relativement ouvert, une marge d’imagination, nous avons donc tous un parcours de pensée unique, singulier, à nous. C’est cette tension, cet espace entre des incitations sémio-cognitives, des routines sociales et nos compétences cognitives et émotionnelles constituées au fil de nos expériences vécues, qui engendrent ces récits.

 

A view with a room, nous l’avons vu plus haut, est une installation complexe qui donne à voir bon nombre d’éléments de nature différente, sans pour autant en donner le sens de lecture. Face à cette œuvre, j’ai été amenée à me poser beaucoup de questions, à relier les éléments entre eux, à en comprendre le sens caché. Cette œuvre est pour moi véritablement pensée pour faire récit. Elle me semble relever structurellement de la narration, et c’est grâce à cette structure narrative qui permet à chaque spectateur de prolonger le récit proposé par l’artiste.

Précisons que l’on entendra désormais la narration comme l’action même de raconter, la structure, la manière, tandis que le récit en lui-même désignera l’histoire, le contenu, ce qui est raconté. Or, si l’on reprend l’exemple de A view with a room, le récit s’était matérialisé en une multitude d’objets hétéroclites consignés dans un espace bien défini. Certes il y avait du texte mais pas seulement. L’œil-de-bœuf, l’armoire, le couloir, tous ces éléments avaient un rôle bien précis dans le récit qu’avait voulu proposer le collectif d’artistes.

Nous appellerons désormais ce type d’œuvres des récits visuels.

 

Le récit, ici lié avec le mot visuel, assimile le fait que la narration peut se déployer sous d’autres formes que celles reposant strictement sur des dimensions verbales, sans pour autant l’exclure ou retomber dans une fallacieuse dichotomie entre texte et image. Cette dénomination laisse à penser que le récit se matérialisera au sens propre du terme, qu’il deviendra physique. Aussi, les données d’une œuvre pourront à mon sens se décliner sous plusieurs formes au travers de médiums différents. Marie Fraser cite une phrase écrite par Walter Benjamin qui fait écho à ce besoin d'intermédialité : « "Le récit est doué d’une amplitude", l’intérêt actuel pour le récit est marqué par un phénomène extraordinaire de propension, d’extension et de prolifération narrative9. » Et c’est, je crois, justement au travers de dispositifs plurimédiaux que cet aspect prolifique peut prendre toute son ampleur. Cette plurimédialité, comme le sous-entend Marie Fraser, est de plus en plus dominante dans l’art aujourd’hui. Les dispositifs artistiques incluent différents médiums ou systèmes sémiotiques. Ces œuvres narratives déploient leurs informations sous formes d’images, que ce soit de la photographie, du dessin, de la peinture ou de la vidéo mais aussi au travers d’objets, de sculptures, de sons ou de textes. Plus qu’une simple diversité matérielle, c’est avant tout une pluralité sémantique que donne à saisir l’ensemble des médiums utilisés. Pour autant, il existe aussi des récits visuels qui se racontent au travers d’un seul et même médium. Les informations seront alors hétéroclites, mais d’une façon différente.

Ces récits visuels nous livrent donc des incitations variées de manière simultanée. J’entends par là qu’un spectateur peut embrasser visuellement une œuvre d’art dans sa globalité quand un lecteur actualise progressivement et de manière linéaire une œuvre littéraire. Les informations d’un récit visuel sont données ensemble, et c’est cet ensemble qui fait œuvre. Et ce, même s’il est entendu que cette dernière comporte des niveaux, des degrés plus ou moins importants dans le classement des informations ou dans l’ordre dans lequel elles sont données, voire dans les régimes temporels qui sont assemblés. De la même manière, Marie Fraser parle d’une « [...] temporalité discontinue et non linéaire qui modifie toute succession chronologique [...]10 » au sujet de ce type d’œuvres.

 

Mais comment tout cela commence ? À partir de quel moment et pour quelles raisons commençons-nous à nous raconter des histoires ? Quels sont ces fameux seuils cognitifs ? De quelle nature sont-ils ?

Reprenons A view with a room. Quel élément, objet, phrase ou mise en espace a été le déclencheur de mes interrogations, d’une curiosité qui m’a poussée à en savoir plus, à creuser dans les strates de l’œuvre pour, à terme, produire mon propre récit ?

A posteriori, il me semble que l’armoire a été le point d’accroche le plus intrigant au sein de cette salle d’exposition. Et ce d’autant plus lorsque j’ai réalisé que l’on pouvait y entrer. Le texte au mur a quant à lui fonctionné comme une sorte d’amorce narrative. D’abord énigmatique, ces bribes de phrases ont pris un tout autre sens une fois parvenue au sein de l’installation.

 

À l’image de A view with a room, j’ai remarqué au fil de mes recherches que c’est essentiellement au travers d’incompréhensions, de questionnements, du manque d’informations ou encore de l’éclatement des éléments constituant ce type d’œuvres que se crée le récit.

C’est en m’appuyant sur l’ouvrage de Raphaël Baroni, La tension narrative, Suspense, curiosité et surprise que j’en ai déduit quatre seuils cognitifs qui, appliqués au contexte de l’art contemporain, semblent correspondre aux amorces types d’un récit subjectif face à une œuvre. L’écart, la lacune, le retard et l’énigmatique sont ainsi les quatre seuils cognitifs qui à mon sens déclenchent chez le spectateur cette envie, ce besoin d’imaginer, d’interpréter afin de monter son propre récit face à une œuvre. C’est pourquoi, j’ai choisi de donner à mon mémoire une forme en réseau qui se tisse autour de ces quatre facteurs.

1. Texte rédigé suite à mon expérience de l’œuvre A view with a room, Vertical Submarine, 2009, exposée au Musée d’art contemporain de Lyon pour l’exposition Open Sea, 17/04/15-12/07/15.

2. BORGES Jorge Luis cité par FRASER Marie, Raconte-moi, Tell me, Québec/Luxembourg, Musée National des Beaux-Arts du Québec/Casino Luxembourg, 2005, p.9.

3. ECO Umberto, Lector in fabula. Le rôle du lecteur, Paris, Le livre de poche, 2001, p.5.

4. Ibid., p.5.

5. FRASER, Raconte-moi, Tell me, op. cit., p.11.

6. S.v. « Spectateur », CNRTL, (http://www.cnrtl.fr/definition/spectateur, consulté le 7/12/16).

7. FRASER, Raconte-moi, Tell me, op. cit., p.46.

8. Ibid., p.11.

9. Ibid., p.11.

10. Ibid., p.11.

l'écart

L’écart c’est la distance, l’intervalle entre deux choses. C’est une différence de valeur, de quantité, d’intensité ou de sens entre deux éléments.

 

Je vais parler ici de l’écart en tant qu’éloignement dans l’idée plutôt que de l’écart comme espace physique. Soit l’écart qui peut exister entre des choses montrées ensemble, leur discordance, le fait qu’elles peuvent ne pas aller ensemble ou même faire référence à des choses diamétralement opposées.

 

Ces écarts peuvent à mon sens survenir au sein d’une même œuvre aussi bien qu’entre une œuvre et les textes qui lui sont associés. J’entends par là qu’une œuvre peut tout aussi bien porter des contradictions en elle-même que des contradictions entre ce qu’elle montre et ce qu’on en dit ou plutôt ce que l’artiste en dit au travers de ses « récits autorisés1 ».

 

Au sein d’une même œuvre, les écarts peuvent être aussi bien sémantiques que matériels.

Une vidéo peut par exemple contenir des contradictions dans le récit qu’elle propose au même titre qu’un objet peut être en désaccord avec sa forme ou sa matérialité.

Lorsque l’œuvre est composée de plusieurs médiums différents : un livre avec une pièce sonore, des photographies associées à des textes ou une vidéo associée à des objets, les écarts sont présents en premier lieu au niveau du médium. En effet, une vidéo ne véhicule pas les mêmes types d’informations qu’un objet, qu’un son, qu’un texte ou qu’une image fixe.

En plus de ces écarts intrinsèques aux médiums, peuvent s’ajouter des contradictions sémantiques au sein de chacun d’eux. Par exemple, une photographie peut donner à voir quelque chose de radicalement différent du texte qui y est associé ; tout comme une série d’objets peut sembler étrangère à la vidéo avec qui elle est présentée simultanément.

Concernant les écarts survenant entre une œuvre et ses récits autorisés, j’ai remarqué que le titre pouvait être un support très intéressant pour induire des décalages et peut même être utilisé comme déclic narratif. En effet, il peut apporter un point de vue et soumettre un axe au spectateur qui n’est pas présent dans l’œuvre elle-même.

L’ensemble du cartel fait potentiellement partie de l’amorce narrative. Il peut être détourné de son but initial, qui est de fournir au spectateur les informations élémentaires concernant l’œuvre, pour induire des incohérences entre les matériaux et la réalité physique de la pièce ou encore entre le titre et la pièce elle-même.

 

Face à une œuvre qui crée volontairement des écarts de sens, des contradictions formelles ou sémantiques, le spectateur va de manière instinctive et automatique contrebalancer ces décalages par des suppositions ou encore des projections pour à terme se créer son propre récit face à l’œuvre. Il commencera alors à rapprocher des choses qui semblent de prime abord éloignées, tant physiquement que métaphoriquement ou sémantiquement.

Nous lions ces éléments pour en comprendre le sens profond ou caché. Ces écueils, ces manques, ces écarts dans l’information sont majoritairement volontaires de la part de l’artiste qui construit ce type d’œuvres. Il joue ainsi sur les qualités intrinsèques de notre cerveau et sur sa plasticité.

1. POINSOT Jean-Marc, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Genève/Villeurbanne, Mamco/Art Edition, 1999.

la lacune

C’est une sensation désagréable, parfois imperceptible, d’autres fois omniprésente.

Tout semble être sous nos yeux, tout le devrait en tout cas, mais pas vraiment.

Une phrase, des trous.

Une information, des manques.

Une image, des flous.

Une histoire, des incomplétudes.

 

Que dire sur ce qui n’est pas ? Sur ce qui manque ? Sur la vacuité ?

Qu’est-ce que le vide ? Je commence à écrire quelques lignes à ce sujet et entame diverses recherches pour enrichir mon propos. Je me rends compte assez rapidement que cette notion est délicate, tant elle fait l’objet d’études et de remises en question aussi bien par des philosophes que par des physiciens, et ce depuis la Grèce antique.

Quelque peu noyée dans ces théories qui insistent tantôt sur la véracité de cette notion, tantôt sur son inexistence, je décide de m’en remettre aux personnes de mon entourage. Je les interroge sur cette notion : « Le vide existe-t-il ? ». Si je parviens à collecter quelques réponses, c’est celle de mon père que je retiendrai comme la plus probante.

Ingénieur de profession, je tenais tout particulièrement à lui poser la question, me doutant que sa réponse allait être aussi courte que limpide et efficace.

 

« Le vide ? Je vais te raconter une expérience que l’on avait faite pendant mes études.

Nous avions ce long tube en verre dans lequel se trouvaient une plume et un caillou à l’une des deux extrémités.

Lorsqu’on le retournait, le caillou tombait en une fraction de seconde au fond du tube tandis que la plume flottait jusqu’à tomber elle aussi.

L’expérience était ensuite renouvelée, mais cette fois, nous devions au préalable faire le vide dans le tube. L’une des extrémités pouvant s’ouvrir, c’est à l’aide d’un aspirateur que nous aspirions l’air se trouvant à l’intérieur.

Après cela, lorsqu’on retournait le tube en verre, le caillou et la plume tombaient exactement à la même vitesse ».

 

Cette simple expérience illustre à mon sens deux acceptions différentes du vide : le vide au sens commun du terme et le vide au sens physique.

La première partie de l’expérience représente pour moi le vide dans son utilisation quotidienne. En effet, lorsque l’on dit d’une pièce qu’elle est vide, on considère qu’il n’y a pas d’objets ou de meubles ni même de personnes. La pièce est vide, elle est donc dépourvue de son contenu habituel.

Autre exemple, lorsqu’on dit d’une chaise qu’elle est vide, cela veut dire qu’elle est libre, qu’il n’y a personne assis dessus et qu’elle est donc disponible.

En aucun cas dans ces deux utilisations, le mot vide n’est utilisé dans l’acception scientifique illustrée par la deuxième partie de l’expérience, à savoir un vide au sens propre du terme, qui ne contient rien de concret, débarrassé de toute matière.

Notre utilisation courante du terme vide implique donc la présence d’air, la pièce est vide mais elle est remplie d’air puisqu’il n’est pas question ici de vide au sens physique. C’est-à-dire de vide pur.

Cet air, comme on le comprend au travers de cette expérience, possède une matérialité, une densité. Bien qu’invisible, il est pourtant bel est bien présent et a des effets sur ce qu’il contient : la plume met plus de temps à descendre car plus légère, elle est freinée par les particules présentes dans l’air. Le vide au sens propre du terme lui, n’est pas naturel sur la planète Terre, il ne peut qu’être recréé par l’homme à l’aide d’un aspirateur par exemple. Il n’existe de vide naturel que dans l’espace.

 

Je vois, dans la démonstration du vide relatée par mon père, une illustration de ce qu’il se passe dans notre cerveau lorsque nous sommes face à des lacunes.

Pour moi, tous les micro-éléments qui sont tout autour de nous, les particules qui font l’air qui nous entoure, symbolisent métaphoriquement ces quantités d’histoires et d’interprétations potentielles qui se cachent dans les manques, les vides d’un récit visuel.

Notre cerveau est une véritable machine à fabriquer des histoires.

Le moindre manquement ou absence dans un récit nous pousse à en inventer une clef pour y répondre.

Face à la lacune, à ces manques dans l’information, dans le récit que nous propose une solution plastique, notre esprit se met automatiquement à combler ces vides.

C’est le sentiment angoissé que nous éprouvons face à ces lacunes qui nous poussent à la projection. La peur de ne pas tout pouvoir maîtriser et tout savoir nous incite à combler cette incomplétude. C’est donc de manière piégée, et à la condition que notre esprit ait soif d’un dénouement, que nous commençons à créer ce qui manque, à l’imaginer, à le supposer.

Si ces lacunes ont été judicieusement conçues par l’artiste et qu’elles brouillent de manière efficace et pertinente les informations clefs ou déterminantes, ou l’élément qui nous interpelle, alors cela déclenchera naturellement chez le spectateur l’envie d’élucider ou de faire sa propre interprétation de ce qu’il a sous les yeux.

le retard

Rendez-vous à 15h au café qui fait l’angle de la place Paul Janet.

 

J’arrive par la rue de droite, j’adosse mon vélo à un arbre et l’y accroche.

Tout en me dirigeant vers la terrasse, je commence à zieuter à droite à gauche pour voir si mon amie n’est pas arrivée.

 

 

 

Je reste debout quelques instants devant le bar et balaye du regard l’ensemble des tables ;

non, je suis la première.

 

 

Je me dirige vers une table sur la droite, pas trop au fond de la terrasse ni trop devant, pour avoir un peu de recul.

 

 

Je m’installe.

 

 

Je saisis mon portable dans ma poche avant de le poser sur la table. Rapide coup d’œil : 15 h 02, parfait.

 

 

J’observe les tables qui m’entourent. À ma droite, quatre hommes d’une trentaine d’années.

Ils finissent leurs cafés, serviettes, sel et poivre sur la table.

 

 

Juste devant, elles sont deux, celle de dos porte une robe noire à motifs, l’autre

« Bonjour, qu’est-ce que je vous sers ? »

Je lui dis que j’attends une amie et lui demande de m’apporter une carte en attendant qu’elle arrive.

« Très bien, je vous laisse regarder » me dit-il en me tendant la carte.

Je déverrouille mon téléphone pour regarder l’heure.

15 h 06, ça va.

 

 

 

Boissons chaudes, bières, boissons sans alcool, vins, je ne sais pas encore.

Je lis la carte en diagonale, sautant toute la partie restauration.

Mon déjeuner n’est pas très loin et je n’ai pas encore faim pour un goûter.

 

 

 

Je pose la carte et regarde autour de moi, j’observe le serveur faire des va-et-vient entre l’intérieur du bar et la terrasse.

Parfois, son plateau est rempli. Parfois, il n’y a qu’une tasse de café ou une addition.

 

 

 

 

 

15 h 10.

 

Pas de messages ni d’appels manqués.

 

 

 

10 minutes. Bon, c’est la limite du retard mais encore dans les temps. Je suis sûre qu’elle va arriver d’ici deux minutes.

 

 

 

 

Je prends mon portable et ouvre Facebook, je scrolle un peu, histoire de faire passer le temps tout en faisant mine d’être occupée.

15 h 14.

 

Presque quinze minutes de retard, elle a dû hésiter entre une jupe et un pantalon pendant dix minutes, la connaissant.

 

 

 

Je reprends la carte et l’étudie plus précisément.

Je compare les prix, je jauge ma soif et hésite entre un diabolo et un rallongé.

Ou un coca tiens.

 

Le serveur repasse devant moi,

« - Vous voulez commander quelque chose en attendant ?

- Non merci, ça ira, je vais attendre qu’elle arrive ».

Il doit se dire qu’on me pose un lapin.

 

 

 

15 h 17.

 

 

 

Je pensais l’attendre pour allumer une cigarette mais tant pis, je prends mon tabac et mes feuilles, je m’applique et roule une cigarette.

 

Je l’allume et tire une bouffée en regardant de nouveau les gens autour de moi.

 

 

 

Les quatre trentenaires sont partis. Leurs tasses de cafés n’ont pas encore été débarrassées.

 

 

 

15 h 22.

Je gigote sur ma chaise, je regarde derrière, dans la rue à droite, elle n’arrive toujours pas.

 

 

 

15 h 25.

 

 

J’appelle et tombe directement sur la messagerie. Mais que peut-elle bien faire ! ?

 

D’un coup, je doute de moi et regarde dans mes messages pour vérifier l’heure de notre rendez-vous.

 

« 15 h au Café de la place ! »

C’est bien ça, pourtant.

 

 

15 h 28.

 

 

Le serveur vient de nouveau vers moi.

« Faites-moi signe si vous voulez quelque chose ! ».

Cette fois-ci je lui passe commande, ça va peut-être la faire venir.

Autant dix minutes de retard ça lui ressemblait bien, autant trente minutes… je trouve ça étrange.

 

 

Je me retourne, toujours personne.

 

 

15 h 33.

 

 

Le serveur pose mon café sur la table, je lui donne la monnaie et le remercie avec un sourire gêné.

J’attrape mon téléphone et essaye à nouveau de la joindre.

Pas de réponse.

 

 

 

J’espère au moins qu’il ne lui est rien arrivé de grave.

Elle s’est peut-être fait renverser à vélo, elle ne respecte jamais les feux rouges.

 

 

15 h 37.

 

 

 

J’arrête de penser au pire, c’est ridicule. La raison de son retard doit sûrement être moins grave.

Elle s’est peut-être trompée de bar.

 

15 h 39.

 

Elle a peut-être eu un empêchement de dernière minute et son portable n’a plus de batterie.

Je déverrouille mon portable pour voir si j’ai une quelconque notification.

 

 

15 h 41.

 

 

 

Je me retourne encore,

 

 

regarde à droite,

toujours personne en vue.

 

 

 

 

 

Cette situation est à la fois précise et typique de l’ensemble des réactions que l’on peut avoir en cas de retard.

Retard d’une personne, retard d’un train, d’une lettre, d’un résultat.

 

« Le retard c’est le fait d’arriver, de se produire plus tard que prévu, d’agir trop tard1. »

 

Trop tard par rapport à quelque chose. Le retard n’existe, en effet, que par rapport à un référentiel donné.

Lorsque quelqu’un est en retard, c’est qu’il n’est pas arrivé au moment attendu.

 

Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’acte même du retard mais plutôt ce qu’il déclenche chez la personne qui l’éprouve.

On patiente puis on s’impatiente.

On projette des choses, on fait des suppositions, on s’imagine les causes ou les raisons de ce retard.

Nous émettons des hypothèses, nous les passons et repassons dans notre esprit afin de comprendre les raisons de ce retard.

Nous essayons d’imaginer la suite, de nous projeter, emporté par le fil souvent très créatif de notre raisonnement.

L’enchaînement des événements étant nécessairement amené à être différent, nous essayons de le prévoir, de contrecarrer cette incertitude.

 

Le temps est alors en suspens, comme momentanément arrêté ; il s’étire pourtant dans son incertitude, se rallonge.

Un sentiment d’attente plus ou moins anxieux nous gagne.

Une sorte de tension s’installe, une tension entre ce qui était prévu, attendu et ce qui tarde à venir, ce qui se fait attendre.

 

Essentiellement désagréable lorsqu’il est vécu, le retard est pourtant beaucoup utilisé dans la fiction, que ce soit en littérature, dans le cinéma ou les séries télévisées.

Le retard d’une information, d’une personne ou d’un objet crée nécessairement du suspense. Soit, « un sentiment d’attente angoissée que l’on éprouve à un moment décisif de l’action, lorsque nous sommes notamment tenus en haleine sur le dénouement de celle-ci2 ».

Ce suspense est largement exploité en littérature et au cinéma, mais qu’en est-il au sujet de l’art ? Comment le retard et ses conséquences y sont-ils mobilisés ?

 

Prenons le cas d’un lecteur. Comme l’écrit Raphaël Baroni, ce dernier comble l’attente du dénouement par des « [...] interrogations marquées et des anticipations incertaines [...]3 ».

On peut donc supposer qu’il en va de même pour un spectateur. Face à une œuvre qui tarde à révéler son message ou la clé de son récit, ce dernier va certainement, lui aussi, commencer un travail prospectif.

 

Nous attendons généralement d’une œuvre d’art qu’elle nous livre un message ou une histoire.

Parfois, ces derniers sont appréciables de manière évidente et rapide ; d’autre fois, l’œuvre résiste, elle est plus cryptée ou avare en informations. Nous n’y accédons que petit à petit.

L’artiste nous livre son œuvre au compte-gouttes, image par image, son par son, document par document, objet par objet.

 

Le retard d’une information nous place alors dans un état d’attente. On gamberge, on se languit, on trépigne d’impatience. Pourtant, cette attente est aussi excitante, elle attise notre curiosité, notre envie d’en savoir plus. C’est ce qui nous fait aller plus loin, chercher plus d’informations, creuser dans les strates d’une œuvre pour trouver ce qui nous manque, ce qui tarde à poindre.

Qui dit retard dit aussi temporalité, en effet le retard est lié à un référentiel temporel.

Le retard est un « [...] temps, mesuré ou non qui s’écoule entre le moment où quelque chose arrive et le moment où cette chose aurait dû arriver4. »

C’est en rassemblant des œuvres pour mon corpus que j’ai remarqué que le retard était principalement exploité en vidéo. Il est vrai que, à l’inverse de la photographie, la vidéo a pour caractéristique principale de se déployer dans le temps.

Ce médium serait peut-être d’avantage approprié pour utiliser le retard afin de créer des tensions créatrices de récits.

Aussi, le médium vidéo est le plus souvent autoritaire quant à son sens de lecture. De la même manière qu’un livre, nous regardons généralement un film du début à la fin. Il est donc possible pour le réalisateur d’égrener des informations sur toute la durée d’un film, mais aussi de jouer avec la déformation du temps pour induire des effets de surprise par le ralenti, l’accélération, le flashback, ou encore l’ellipse.

 

Pour ce qui est des installations vidéo, le paramètre spatial s’ajoute à celui de la temporalité.

La mise en espace devient primordiale et les vidéos sont souvent jouées en boucle. Le spectateur n’a plus l’injonction d’entamer une vidéo par son commencement.

Chaque parcours est donc unique et chaque spectateur découvre l’œuvre à sa manière, de façon subjective.

De la même manière qu’un lecteur actualise le récit au fur et à mesure des lignes et de sa lecture, le spectateur d’une installation va, quelque soit sa composition (vidéos, objets, photos et documents en tout genre), actualiser le récit d’une œuvre au fur et à mesure de son parcours au travers de celle-ci. C’est avec son corps qu’un spectateur va actualiser les informations qui lui sont données. Et c’est pas à pas, comme il le ferait ligne par ligne, qu’il en découvrira les éléments.

Bien que dans des installations multimédias la temporalité et l’actualisation d’une œuvre soient différentes de celles d’un livre ou d’un film, dès lors qu’un artiste peut échelonner des informations dans le temps, il lui est également possible d’y introduire du suspense. Pour cela, il peut avoir recours au retardement et à la réticence des propos qu’il distille dans son œuvre. Et ce sont bien ces retards qui, à leur tour, deviennent source de récit chez le spectateur.

1. S.v. « Retard », CNRTL, (http://www.cnrtl.fr/definition/retard, consulté le 7/12/16).

2. S.v. « Suspense », CNRTL, (http://www.cnrtl.fr/definition/suspense, consulté le 7/12/16).

3. BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p. 94.

4. S.v. « Retard », CNRTL, op. cit.

l'énigmatique

Énigme, énigmatique, j’attrape Le Petit Robert faute d’avoir internet dans mon lieu de villégiature.

 

Énigme : « [...] chose à deviner d’après une définition ou une description faite en termes obscurs ou ambigus1. »

 

Énigmatique : « Se dit de quelque chose qui renferme une énigme, tient de l’énigme par son caractère ambigu ou peu clair2. »

 

Nous avons tous été un jour face à une énigme. Qu’elle soit fictive : « Qui a bien pu tuer Madame Rose dans le Salon ? », ou réelle : « Où donc ai-je bien pu poser mes clefs ? ! »

 

J’aimerais en savoir plus sur l’origine de ce mot, sur son histoire, sa conception ancienne, sa naissance mais rien dans Le Petit Robert ne m’aide à cela.

Je parle à un ami venu me rendre visite de ce chapitre sur l’énigme que je n’arrive pas à construire faute de ressources textuelles. Il compose un numéro, puis me passe sa grand-mère Cécile Cougnot à l’appareil qui aurait en sa possession un dictionnaire culturel très utile.

Je lui explique un peu le propos, elle me promet de me rappeler après avoir fait des recherches de son côté. Nous raccrochons.

Le soir même, coup de téléphone. C’est elle. Elle me dit qu’elle a trouvé des choses intéressantes, une histoire de sphinx. Intriguant… Elle me demande mon adresse postale afin de pouvoir m’envoyer les photocopies des pages sélectionnées. La communication n’est pas excellente, je lui donne tant bien que mal mon adresse en espérant qu’elle n’ait pas fait d’erreur : « 21 rue des Rostangs, R - O - S - T comme Toto - A - N - G - S. Non pas D, G comme Gaston. »

Il n’y a maintenant plus qu’à attendre. Les jours passent, deux, puis trois, quatre puis une semaine. Je regarde tous les jours la boîte aux lettres en vain. J’avais pourtant pris soin de rajouter mon nom de famille à celui de mes grands-parents maternels.

Le village est perdu dans les montagnes, mais j’ose espérer qu’une lettre puisse y parvenir.

En me promenant dans le village je passe devant le magasin de Kiki Joanin, le vendeur de jus de pomme. Il s’avance vers moi et me tend une enveloppe : « Tiens, on vient de me donner cette lettre pour toi, c’est Madame Chancel qui m’a donné ça ce matin. Le facteur lui avait mis deux fois de suite dans sa boîte aux lettres, elle ne savait pas qui était Héloïse Colrat. Elle est venue me demander puisque je connais tout le village ! Je ne savais pas non plus, mais j’ai interrogé le p’tit jeune qui vient souvent m’aider. Il a tout de suite su te décrire pour que je te retrouve ! »

Ma lettre s’était donc bien perdue, l’adresse inscrite dessus était mauvaise, le chiffre deux a été oublié transformant le 21 en 1. Bon nombre d’indices étaient là : code postal, nom du village, nom de la rue. Pourtant une erreur dans l’adresse avait forcé le facteur ainsi que Madame Chancel, Kiki et le petit jeune à résoudre une énigme : à qui appartient cette lettre qui, vraisemblablement, n’est pas arrivée à bon port ?

Le facteur, en premier lieu, a dû s’interroger sur l’absence du nom Colrat sur la boîte aux lettres du numéro 1 de la rue des Rostangs, pour finalement y glisser l’enveloppe faute de mieux.

Quant à la famille Chancel, puisque l’enveloppe était fermée quand Kiki me l’a remise, Madame Chancel a dû penser dès le début qu’il y avait erreur, ne connaissant ni d’Héloïse ni de Colrat. Elle s’est donc sûrement rendue à la poste pour retourner la lettre perdue.

Hypothèses : soit elle l’a glissée dans la boîte aux lettres de la poste de façon à la renvoyer une seconde fois, soit elle est entrée dans le guichet pour la remettre à l’employé de service afin que ce dernier informe ses facteurs de l’erreur sur l’adresse et les sommer de trouver une dénommée Colrat dans la rue des Rostangs durant leurs prochaines tournées.

Cependant, la lettre s’est retrouvée une seconde fois au 1 rue des Rostangs.

Hypothèses : soit l’information est mal passée au sein de l’équipe des facteurs, soit dans l’hypothèse où Madame Chancel aurait remis l’enveloppe directement dans la boîte aux lettres de la poste, le facteur n’étant pas forcément le même à chaque tournée, ce dernier aurait de nouveau mis la lettre chez Madame Chancel.

Ne trouvant pas le moyens de retrouver le destinataire de cette lettre, Madame Chancel aurait alors décidé de trouver Kiki, que tout le monde connaît dans le village et réciproquement, afin qu’il trouve lui-même le bon destinataire.

C’était ensuite au tour du petit jeune de réfléchir puisque Kiki ne connaissait malheureusement pas d’Héloïse Colrat.

 

On remarque à ce point de l’histoire qu’il en faut peu pour créer une énigme.

Une simple erreur a suffi pour impliquer nombre de personnes dans la recherche du vrai destinataire. Si l’on reprend la définition de l’énigme citée plus haut, on peut alors rapprocher l’adresse de l’enveloppe d’une « [...] description faite en termes obscurs ou ambigus3 » tandis que le destinataire correspondrait à la « [...] chose à deviner [...]4 ».

À partir du moment où la solution d’une énigme nous intéresse, il me semble que nous travaillons naturellement à sa résolution.

Ce besoin de dénouement, ce réflexe que nous avons de vouloir trouver le fin mot de l’histoire, nous pousse à créer nos propres énigmes. Dans le Dictionnaire de la langue française de 1873 d’Émile Littré, on peut lire au sujet de l’énigme que : « C’était un exercice entre les gens d’esprit, de se proposer des énigmes, comme nous voyons par les exemples de Salomon et de la reine de Saba. [...] La reine de Saba ayant entendu parler de la grande réputation de Salomon, vint à Jérusalem pour en faire l’expérience par des énigmes5. »

Un réflexe qui s’avère même vital dans Œdipe roi, une tragédie grecque écrite par Sophocle dans laquelle Œdipe triompha de l’énigme du sphinx « [...] qui tuait près de Thèbes les voyageurs qui ne pouvaient résoudre l’énigme qu’il leur proposait6. » Les habitants de Thèbes n’avaient pas le choix, ils devaient à tout prix résoudre l’énigme du sphinx sans quoi, ils étaient tués. Bien sûr il n’est pas question de pareille sentence lorsqu’un spectateur est confronté au caractère énigmatique d’une œuvre. Mais étonnamment, c’est de manière spontanée et volontaire que nous nous efforçons d’en trouver la réponse.

 

À l’instar de la reine de Saba, ou de la mythologie grecque qui « [...] donne à l’énigme une dimension surhumaine, par le sphinx et aux oracles un caractère énigmatique7 », il me semble qu’un certain nombre d’artistes utilisent eux aussi l’énigme comme un moyen de pousser à la réflexion ceux qui osent s’y frotter.

Par sa définition même, une énigme nous incite à réfléchir et à lier les choses de façon à trouver la solution. De la même manière, des artistes exploitent eux aussi cet automatisme qui nous pousse à vouloir résoudre des énigmes. Ces dernières prennent des formes qui diffèrent des énoncés des énigmes traditionnels et autres charades. En effet les artistes exploitent essentiellement ce que nous éprouvons face à celles-ci sans en utiliser les formes habituelles.

Ainsi, il me semble qu’une œuvre d’art à caractère énigmatique peut l’être de différentes manières.

Parfois nous avons le sentiment de ne pas tout comprendre, d’être face à quelque chose d’opaque, renfermant un mystère indéchiffrable. Ces œuvres au demeurant incompréhensibles, le sont alors dans leur globalité. Tandis que dans d’autres cas de figure, nous nous retrouvons face à des œuvres dont les éléments pris séparément nous sont intelligibles, tandis que l’ensemble ou les liens qui pourraient les relier et faire sens, nous échappent complètement, les rendant incohérents.

Enfin, face à ce qui me semble être une dernière catégorie d’œuvres énigmatiques, nous pouvons avoir le sentiment d’être pris au piège, que l’artiste nous donne des éléments douteux qu’il serait bon de considérer différemment pour tendre vers quelque chose de plus clair. Ces œuvres en deviennent suspectes, pour leurs spectateurs remplis de circonspection à leur égard.

1. ROBERT Paul, s.v. « Énigme », Le Petit Robert, Paris, Société Du Nouveau Littré, 1967.

2. Ibid., s.v. « Énigmatique ».

3. Ibid., s.v. « Énigme ».

4. Ibid., s.v. « Énigme ».

5. LITTRÉ Émile, s.v. « Énigme », Dictionnaire de la langue française, Paris, s.n., 1873.

6. REY Alain, encart « Sphinx », Dictionnaire Culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.

7. Ibid., encart « Énigme ».

seuil cognitif

Si l’on se penche sur la définition de « seuil » dans le dictionnaire, on remarque que ce mot possède de multiples significations.

En effet « seuil » se définit en premier lieu comme « L’entrée (d’une maison, d’une bâtisse) ; la partie du sol qui entoure la porte d’entrée1. » On lit aussi : « Passer, franchir le seuil, pour entrer ou sortir. » On l’emploie également, par métonymie pour évoquer « [...] le commencement, le début [...] », avec des expressions comme : « Au seuil de la vie, au seuil du XXIe siècle. » et par extension nous assimilons aussi le seuil comme « Le passage à un niveau supérieur (dans une évolution). »

Sa deuxième grande signification se situe quant à elle au niveau de la physiologie et de la psychologie. Le seuil correspond alors au « niveau d’intensité minimal d’un stimulus, au-dessous duquel une excitation n’est plus perçue. », autrement dit une limite. La définition apporte même deux nuances différentes concernant le seuil en physiologie à savoir le « seuil absolu : minimum de stimulation entraînant une sensation et le seuil différentiel : intensité la plus basse à laquelle deux stimuli déterminent deux sensations distinctes. » En physique cela équivaut de la même manière à « la limite au-delà de laquelle un phénomène physique ne provoque plus un effet donné. »

 

Cette notion de seuil comprise dans son entièreté, c’est-à-dire dotée de ses deux principales significations : le « seuil » comme l’entrée vers, le passage et le « seuil » comme limite inférieure afin de percevoir une sensation, est l’élément charnière du récit visuel.

En effet, face à une œuvre qui manifeste une tension narrative, c’est à un moment T que nous commençons à nous créer notre propre récit par rapport à ce que l’artiste nous propose. Et c’est justement ce moment T qui correspond au seuil cognitif. Ce moment particulier où notre esprit bascule, où nous laissons les indices, les signes de l’œuvre entrer avec nos sens et interagir avec eux, en toute subjectivité. C’est donc bien « l’entrée », « [...] le commencement, le début [...] » de quelque chose si l’on reprend les mots de la définition citée plus haut. Un seuil, c’est un passage vers un autre état. On retrouve cela lorsqu’un spectateur, après avoir intégré les éléments d’une œuvre, va les faire évoluer vers quelque chose de nouveau et de personnel. Nous assimilons les données d’une œuvre pour mieux les transformer.

 

Ces seuils cognitifs peuvent prendre différentes formes. L’écart, la lacune, le retard et l’énigmatique sont, nous l’avons vu à la suite de Raphaël Baroni, les amorces types d’un récit subjectif face à une œuvre à caractère narratif.

Ces quatre facteurs correspondent à ces seuils cognitifs car c’est à travers eux que nous enclenchons de nouvelles choses. C’est lorsqu’une œuvre est énigmatique ou lacunaire, ou quand des écarts se ressentent entre les éléments d’une œuvre ou encore quand ces éléments sont donnés avec un retard voulu, que nous commençons à nous poser des questions et à chercher des réponses, à forger notre interprétation.

Comme cité plus haut, le seuil définit aussi un minimum, en physiologie : un niveau limite de stimulus nécessaire pour qu’il y ait une répercussion physique. Si l’on fait maintenant le rapprochement avec notre sujet d’étude, on peut avancer que pour qu’il y ait répercussion physique (ou activité cognitive de la part du spectateur dans notre cas), il faut qu’il y ait un minimum de stimulus (c’est-à-dire un minimum d’informations fournies par l’artiste).

Nous pourrions presque parler de seuil absolu, soit d’un « [...] minimum de stimulation entraînant une sensation [...]2 », pour évoquer le minimum nécessaire à un spectateur pour qu’il enclenche un cheminement de pensée en réaction aux éléments d’une œuvre.

Revenons à la définition d’un seuil en architecture. Nous l’avons vu, le seuil est lié à la porte, or une porte mène à proprement dit vers quelque chose. Elle est le passage obligé vers une autre pièce, un autre univers. À quoi mènent donc ces fameux seuils cognitifs ? Nous avons compris qu’ils étaient des sortes d’amorceurs de récits. Ils mènent donc vers quelque chose d’indescriptible correspondant à notre univers mental, à ses projections et ses créations. Mais quels sont les processus utilisés ? Le seuil cognitif étant le déclic, que se passe-t-il après ? Quels mécanismes cognitifs ces seuils mettent-ils en place ?

1. REY Alain, s.v. « Seuil », Dictionnaire Culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.

2. REY, s.v. « Seuil », Dictionnaire Culturel en langue française, op. cit.

interprétation

Interpréter, c’est « [...] donner une signification claire ( à un signe, un ensemble signifiant obscur ) [...]1 », c’est décoder ce à quoi on s’attelle, lui attribuer un sens selon sa propre vision. C’est aussi « [...] traduire oralement un énoncé oral2. », ainsi nous appelons communément un interprète quelqu’un qui traduit. Or Raphaël Baroni parle lui aussi d’interprète dans son livre La tension narrative pour qualifier « Le destinataire du récit, incarné suivant les contextes par un lecteur, un auditeur, un interlocuteur ou un spectateur [...]3 ». Si l’on prolonge ce parallèle dans l’art, on peut ainsi en déduire qu’un spectateur est d’emblée traducteur d’une œuvre. Il l’assimile puis la traduit dans son esprit en signes qu’il comprend, avec un langage qui lui serait propre. Une interprétation est dès lors subjective et distinctif à chaque spectateur.

Bien que nous soyons tous des êtres singuliers, nous possédons en commun une quantité de connaissances dues à notre éducation mais surtout à notre vécu, à des choses simples, des actions et des réactions que nous avons en commun. Une sorte de mémoire collective en somme.

Une œuvre présente nécessairement quelque chose. Que ce soit visuel ou de l’ordre de la pensée, elle propose un minimum d’informations au spectateur. C’est bien sur ce socle d’informations que s’appuie l’interprétation. Et même si l’artiste nous fournit qu’un élément unique, il peut se reposer sur notre connaissance et nos acquis préalables pour que ces maigres informations mènent vers autre chose. Ces connaissances partagées sont ce qu’appelle Baroni un script. Cette « [...] notion de script ( ou de scénario commun ) appliquée à l’interprétation des récits permet en premier lieu de définir un univers de présupposés – concernant l’action dans ses formes routinières – qui permettent au lecteur d’identifier et d’anticiper les actions dans le récit ou de combler les éléments laissés en blanc4. » Raphaël Baroni entend par là que face à un récit, ici récit visuel, nous pouvons identifier des scénarios communs, des enchaînements d’actions logiques. C’est en ayant la connaissance de ces scénarios classiques que l’imprévisible peut nous surprendre et ainsi nous pousser à en chercher les causes et les effets. Michel Fayol écrivait ainsi : « Lorsqu’un événement inattendu survient ou qu’un obstacle surgit, le déroulement des faits ne suit pas un décours habituel. Cette situation devient un objet potentiel de narration. [...] L’évaluation de l’imprévisibilité d’un événement suppose que soit connu le déroulement usuel5. »

 

On parle aussi d’interprétation dans le domaine de l’art. C’est alors « le fait d’extraire d’un ensemble perçu (par exemple, de la nature sensible) les éléments organisés d’une création artistique6. » Ce type d’interprétation découle ainsi de quelque chose de préexistant, de connu pour arriver à un résultat tout autre et résolument personnel. Il en va de même dans le cadre d’un récit visuel. En effet il est là aussi question d’une interprétation subjective de ce que l’on nous propose à voir et à comprendre. C’est par cette interprétation que nous allons pouvoir là encore créer notre propre histoire face à une œuvre.

1. REY Alain, s.v. « Interprétation », Dictionnaire Culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.

2. Ibid., s.v. « Interprétation ».

3. BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p.33.

4. Ibid., p.169.

5. FAYOL Michel cité par BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.175.

6. REY, s.v. « Interprétation », Dictionnaire Culturel en langue française, op. cit.

imagination

L’imagination est à mon sens l’un des mécanismes que notre cerveau met en marche automatiquement lorsque nous avons mordu à l’hameçon de la tension narrative. À partir du moment où le déclic du seuil cognitif opère, notre imaginaire se met en route.

 

Qu’est ce qu’imaginer ?

Il semblerait qu’il y ait deux acceptions du mot. D’après la définition du Dictionnaire culturel d’Alain Rey, l’imagination est la « Faculté que possède l’esprit de former des images, d’imaginer, de manière à fournir une connaissance, une expérience sensible. [...] Distinction entre imagination passive ou reproductrice et imagination active ou créatrice, au XVIIIe siècle1. »

La première distinction est liée à la mémoire, c’est une imagination qui nous permet de reproduire, de nous projeter dans des schèmes déjà rencontrés.

L’artiste utilise cette faculté que nous avons de nous projeter grâce à notre mémoire, notre vécu. Une partie de nos connaissances est d’ailleurs commune à tous les spectateurs. C’est ce que l’on retrouve dans La tension narrative de Raphaël Baroni lorsqu’il évoque les compétences « endo-narratives2 » d’un lecteur.

Pour lui, « il est impossible d’aborder un texte sans préjugés et, loin de constituer une entrave au processus interprétatif, ces derniers sont au contraire absolument nécessaires pour rendre le texte intelligible3. » Nous appliquerons ici aux récits visuels ce qu’écrit Baroni au sujet des textes écrits. En ce sens, on comprend que les artistes, au même titre que les auteurs, exploitent ces préjugés afin que nous puissions lier de manière naturelle les éléments d’une œuvre. « Ces préjugés sont décrits, avec certaines nuances dans leur conceptualisation, par tous les auteurs qui ont travaillé sur la question de la réception : Jauss parle d’horizon d’attente (1978), Iser de répertoire (1976), Eco de compétences encyclopédiques (1985a), Barthes de codes (1970), Dufays de stéréotypes (1994) et Ricoeur évoque la préfiguration (1983)4. »

Notre mémoire collecte presque à notre insu ces préjugés à mesure de ce que nous vivons, lisons ressentons et apprenons : il en résulte alors une sorte de banque de données. Baroni, en s’appuyant sur les travaux d’Umberto Eco, souligne qu’un « interprète5 » partage ces préjugés « [...] avec la majeure partie des membres de la culture à laquelle il appartient [...]6 ».  Ces « scénarios communs7 » sont comme un tronc commun que nous partageons entre spectateurs et sur lequel peut se baser un artiste pour nous amener à une conclusion ou à une autre, nous conduire à telle ou telle image ou susciter tel ou tel sentiment sans que l’on ne s’en rende compte.

 

L’autre versant de l’imagination, à savoir une imagination active ou créatrice, est quant à elle bien plus subjective. L’artiste a beaucoup moins de prise sur cette capacité imaginative que nous possédons tous. Il peut simplement la déclencher et ainsi faire prolonger son œuvre dans l’imaginaire de tout un chacun.

Si l’on se penche sur les racines du mot imaginer, on remarque qu’il y a un lien assez fort avec le rêve et l’imaginaire, soit le fait d’imaginer quelque chose que l’on ne connaît pas. « Son nom latin, imaginatio correspond d’abord aux visions du rêve, puis à la faculté qui produit ces "images"8 . »

La nature humaine ayant horreur du vide, nous supportons assez mal notre finitude, le fait de ne pas tout connaître ou de tout maîtriser. Par conséquent, notre cerveau est en perpétuelle activité, essayant de combler nos manques et nos faiblesses. Mais il dispose d’une arme infaillible : l’imagination. Pour Spinoza, « l’imagination du point de vue cognitif, supplée l’ignorance : ce n’est pas son activité, mais la confusion de cette activité avec celle de la raison qui fait son infirmité. Sa puissance repose sur l’ignorance9. »

Ceci s’applique lorsque nous sommes confrontés à une œuvre que l’on ne comprend pas, dont on ignore les tenants et les aboutissants ou dans laquelle il semble y avoir des lacunes, des écarts ou encore du retard dans l’information. Nous créons alors du sens en combinant les informations que l’on nous donne et que nous maîtrisons. Si l’œuvre est énigmatique voire indéchiffrable c’est alors que nous imaginons selon notre intuition, notre sensibilité à partir des indices infimes donnés par l’artiste. « Dès lors, l’imagination correspond à l’étrangeté, au mystère de ce qui nous frappe et nous touche parce que ce mystère est présent dans l’expérience la plus simple10. »

En tant que spectateur, nous avons tous une expérience différente des œuvres que l’on rencontre, notre imagination est donc intrinsèquement liée à notre sensibilité.

C’est ce qu’écrit Kant dans La critique de la raison pure : « L’imagination est le pouvoir de se représenter dans l’intuition un objet même en son absence. Or, comme toute notre intuition est sensible, l’imagination, en raison de la condition subjective qui, seule, lui permet de donner une intuition correspondante aux concepts de l’entendement, appartient donc à la sensibilité11. »

Que ce soit de la création ou de la reproduction d’idées, l’imagination est un outil efficace à la construction de récits personnels face à une œuvre qui en offre la possibilité.

1. REY Alain, s.v. « Imagination », Dictionnaire Culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.

2. « Pour Bertrand Gervais, les compétences "endo-narratives" des sujets représentent des connaissances générales portant sur le fonctionnement des actions sans lesquelles il serait impossible de comprendre des récits » : BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p.29.

3. Ibid., p.161.

4. BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.162, note de bas de page n°1.

5. On notera que l’interprète est ici « Le destinataire du récit, incarné suivant les contextes par un lecteur, un auditeur, un interlocuteur ou un spectateur [...]. » : BARONI, op. cit., p.33.

6. ECO Umberto cité par BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.163.

7. Ibid., p.163.

8. REY Alain, encart « Imagination », Dictionnaire Culturel en langue française, op. cit.

9. Ibid., encart « Imagination ».

10. Ibid., encart « Imagination ».

11. KANT Emmanuel cité dans ibid., encart « Imagination ».

investigation

Directement liée à l’enquête et donc au monde policer, à la justice, mais aussi à des activités de l’ombre comme celles d’agents secrets ou encore aux détectives privés, l’investigation est à la fois familière et mystérieuse. En effet il y a une sorte de fascination qui entoure l’investigation, faisant d’elle un objet de fantasmes et un ingrédient clé de la mythologie populaire. Fascination qui se mesure à la quantité de romans, de films ou de séries télévisées qui tournent autour de ce sujet qu’est l’enquête. Inspecteur Barnaby, Sherlock Homes, 007, Hercule Poirot ou plus contemporain et d’une autre manière, Docteur House, NCIS et d’autres.

Prenons l’exemple du genre policier. Puisqu’il nous est familier, nous en connaissons un peu les rouages et savons peu ou prou par quelles étapes une enquête policière peut se dérouler.

Tout commence par des indices, des éléments visuels, audio, textuels que les enquêteurs ont en leur possession à la suite d’un méfait. Ces indices, les enquêteurs vont tenter de les mettre bout à bout, de les relier entre eux, de les faire parler, de leur donner du sens pour résoudre l’énigme que constituait le méfait.

Il me semble qu’il en va de même pour certains récits visuels. En effet, lorsqu’une œuvre est foncièrement énigmatique, on pourrait la rapprocher d’une scène de crime. C’est-à-dire que l’artiste aurait décidé en connaissance de cause à la manière d’un criminel de dissimuler des informations, de flouter des images, de cacher des documents. Bref, de rendre son propos indéchiffrable de façon à pousser le regardant à creuser le sens de l’œuvre. Une fois le seuil cognitif passé, c’est-à-dire à partir du moment où le spectateur se prend au jeu de l’artiste, qu’il est assez intrigué pour avoir le désir de percer le mystère, alors commence les projections, les suppositions, les hypothèses. Le spectateur va ainsi enclencher une multitude de mécanismes de réflexion pour tenter de relier les indices qui correspondent à l’œuvre elle-même. Omer Fast, artiste contemporain, compare lui aussi les spectateurs à des détectives. En effet lors d’une interview avec Marina Vinyes Albes dans le cadre de son exposition Le présent continue au Jeu de Paume, Omer Fast répond la chose suivante au sujet du rôle des spectateurs : « J’aime imaginer les spectateurs, idéalement, comme des détectives ou du moins des gens capables de résoudre des énigmes. Avant d’être vue par des spectateurs, une œuvre est toujours incomplète, et les spectateurs ont besoin de prêter attention aux indices, d’établir une chronologie, de trouver des mobiles, de déceler une logique, d’interpréter les faits de manière à échafauder une théorie permettant de donner un sens à ce qu’ils voient à l’écran. Faire un rapprochement avec le lieu d’un crime me semble approprié, surtout en raison des erreurs et omissions que l’artiste fait inévitablement, mais aussi en raison tant de la nature trompeuse du médium que des lacunes et distorsions décelables dans tout récit. Ce qui fait que l’artiste a pour principale responsabilité de brouiller les pistes et de rendre le lieu du crime assez déconcertant pour susciter des interrogations1. » On s’aperçoit qu’Omer Fast joue un jeu avec les spectateurs de ses œuvres, il les considère comme réellement actifs et donc acteurs de ses films dans le sens ou c’est l’intelligence et la curiosité des spectateurs qui vont permettre à l’œuvre de se révéler pleinement. Comme si, finalement, l’œuvre d’art était dans l’œil du spectateur.

 

Revenons à un autre aspect typique d’une scène de crime : la multiplicité des indices. Soit le fait qu’une scène de crime mêle quantité d’indices de formes et de natures différentes. Or, nous retrouvons aussi cette intermédialité dans le cadre de certains récits visuels.

Dans le cadre d’installations en effet, de nombreuses œuvres à caractère narratif mixent dans le cadre d’installations des médiums différents. Une vidéo accompagnée d’un texte, une pièce sonore qui va de pair avec un livre ou encore des objets associés à des photographies.

Cette intermédialité procure à l’œuvre et aux informations qu’elle transmet plusieurs niveaux de sens. Le langage n’est pas le même selon les médiums et c’est donc cette mixité qui donne sa richesse et sa complexité à l’œuvre. Une complexité entendue positivement puisqu’elle nous pousse à dénouer l’œuvre.

Une photographie ne transmet pas les mêmes types d’informations qu’un texte, qu’une vidéo ou qu’un objet. Une œuvre intermédiale propose ainsi un récit dont le message est transmis en plusieurs « langues ». Langue au sens « [...] de moyens d’expression [...] » plutôt que « [...] la langue comme le code sémiotique qui forme l’objet de la linguistique2. » comme le suggère la distinction de Marie-Laure Ryan dans l’article « Narration in Various Media » du Living Handbook of narratology. Cette intermédialité est à mon sens source d’investigation puisque le spectateur est amené à relier des éléments différents qui, de prime abord semblent dénués de liens entre eux.

On comprend donc bien que l’investigation puisse être une des voies que les spectateurs empruntent instinctivement face à des œuvres, qui, par les indices qu’elles sèment et les clins d’œil qu’elles font à notre imaginaire collectif, nous incitent à tirer des fils et attribuer un sens à ces récits visuels.

1. VINYES ALBES Marina, « Entretiens - "Le présent continue" avec Omer Fast », Jeu de Paume, le magazine, (http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/10/le-present-continue-avec-omer-fast/, consulté le 07/12/16).

2. « [...] distinguish "langage" as a collection of expressive devices from language as the semiotic code that forms the object of linguistics. » : RYAN Marie-Laure, « Narration in Various Media », The living handbook of narratology, (http://www.lhn.uni-hamburg.de/article/narration-various-media/, consulté le 11/12/16)

montage

Le montage est un terme utilisé dans divers domaines bien que ce soit dans un sens quasiment toujours univoque : celui d’assembler. On monte les pièces d’un mécanisme comme on assemble des pans de tissus pour faire un patron, on monte une charpente, des photos pour un photomontage, des scènes pour créer un film, on peut aussi assembler des données pour monter une affaire ou un projet. Historiquement, dans le domaine de l’art, l’assemblage participe, aux côtés du modelage et de la taille, des pratiques classiquement associées à la sculpture avant de s’hybrider avec le collage dadaïste. Il est là encore question de monter ensemble divers éléments dans le but de n’en former qu’un seul.

Cette action de montage se retrouve, elle aussi, dans le cadre de certains récits visuels, un montage qui se déroule cette fois dans notre tête, et qui est donc davantage mental que physique. En effet, une fois le seuil cognitif franchi (à partir du moment où la tension narrative de l’œuvre commence à faire son effet), le regardeur enclenche des mécanismes cognitifs d’une manière pratiquement automatique.

Il assemble, imbrique les éléments entre eux de sorte qu’ils se répondent. Il crée des liens logiques qui lui sont propres afin de comprendre le propos de l’œuvre, ou du reste éclaircir un récit perçu comme obscur ou décousu.

Quand un artiste crée un récit visuel dont les éléments sont dissociés, éclatés dans l’espace ou encore éloignés en termes de sens, il mise sur l’efficacité de la tension narrative créée pour que le spectateur ait l’envie, de lui-même, de comprendre de quoi il s’agit. Si le spectateur accepte d’entrer dans ce jeu narratif, il effectuera des montages, assemblera des idées, des éléments, aussi bien ceux qui sont présents dans l’œuvre ou ceux qu’il stocke dans sa mémoire. C’est donc grâce au spectateur et à son action que l’œuvre peut « fonctionner » pour ainsi dire.

Par ailleurs, le montage c’est aussi le « choix et assemblage des plans d’un film dans certaines conditions d’ordre et de temps. [...] sur le plan esthétique c’est la mise en forme de l’œuvre cinématographique1. » Dans le cadre de la vidéo contemporaine, le spectateur est de plus en plus sollicité, « [...] on lui propose de participer au montage, à l’élaboration d’une narration. Le spectateur est invité à rejouer, à interpréter, à doubler. Il compose avec différents échantillons et réalise une autre fiction, un autre montage, au sens cinématographique du terme2. » C’est en tout cas ce qu’avance Edith Magnan dans Images et récits, pour elle, « l’écart constitutif entre image et récit est un espace d’élaboration, une sorte de montage. Cet écart peut donner lieu à une multiplicité de compositions de rencontres, de points de vue. [...] Dans ces pratiques vidéos contemporaine, le scénario est remplacé par un dispositif auquel le spectateur peut s’identifier et dans lequel il peut se projeter3. »

Le montage apparaît être ainsi un très bon moyen pour se projeter dans ces récits visuels. Le spectateur va alors lui-même pouvoir créer et recréer son propre récit à partir de ce que l’artiste lui donne.

1. REY Alain, s.v. « Montage », Dictionnaire Culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.

2. MAGNAN Edith, « Sans, cent, images », in Images et récits. La fiction à l’épreuve de l’intermédialité, GUELTON Bernard (dir.), Paris, L’Harmattan, 2013, p.177.

3. Ibid., p.177.

narratologie cognitive

Sous sa dénomination complexe, la narratologie cognitive correspond de manière générale à l’étude des liens entre récit et esprit ou encore des rapports qui existent entre une histoire et l’esprit qui actualise cette histoire. Pour comprendre les enjeux d’une telle approche, on peut se référer aux propos de David Herman dans un article intitulé « Cognitive Narratology » publié sur le site internet The Living Handbook of Narratology1.

 

David Herman définit la narratologie cognitive comme l’étude des « [...] états mentaux, des capacités et des dispositions qui servent de fondement à des expériences narratives ou, à l’inverse, sont basés sur des expériences narratives. »

On pressent dans cette définition une nuance concernant les mécanismes de la pensée, tantôt considérés comme le fondement de l’expérience narrative, tantôt produits par cette même expérience. Cette nuance se confirme à travers deux grandes questions que pose David Herman, correspondant à ces deux enjeux :

« Comment font les histoires à travers les médias pour enclencher des états mentaux et des processus chez les interprètes, créant ainsi des expériences narratives ? » Cette première approche voit les récits comme des cibles d’interprétation : « [...] il s’agit des manières dont les interprètes emploient divers types d’affordances2 sémiotiques pour s’engager dans des mondes narratifs ». Cette question se rapporte, de mon point de vue, aux quatre facteurs qui correspondent au seuil cognitif dans un récit visuel.  En effet, l’écart, la lacune, le retard et l’énigmatique sont déclencheurs des états mentaux dont parle David Herman. C’est en raison de ces événements sémio-cognitifs que les spectateurs vont commencer « [...] à s’engager dans des mondes narratifs » pour reprendre ses mots. De plus, « [...] les états mentaux, capacités et dispositions » de l’interprète, soit les mécanismes mis en route par ces seuils cognitifs, correspondent à l’interprétation, l’imagination, l’investigation et le montage.

L’autre interrogation que pointe David Herman est la suivante : « Comment (dans quelle mesure, de quelles manières spécifiques) le récit échafaude-t-il les efforts pour donner un sens à l’expérience elle-même ? ». En d’autres termes, cette interrogation concerne « [...] la façon dont le récit constitue une ressource d’interprétation, fournissant une base pour comprendre et caractériser les intentions, les objectifs, les émotions et la conduite de soi et des autres. »

Pour résumer, ces deux points de vue sont ceux par lesquels la narratologie cognitive étudie le récit, d’abord le récit comme cible d’interprétations puis le récit pris comme un instrument cognitif. David Herman ajoute : « Ainsi, la recherche sur le lien esprit-récit englobe non seulement comment les histoires peuvent être utilisées pour construire des mondes, mais aussi comment de tels actes de création du monde narratif sont eux-mêmes des constructions et des prolongements de l’esprit (mind-enabling and mind-extending). » On comprend que selon David Herman, c’est par l’acte de narration lui-même que nos esprits se forgent. Face à un récit, notre cerveau se fabrique un monde mais cet acte d’imagination, de projection, forge aussi en retour notre manière de penser.

 

David Herman cite notamment les travaux de Jean Matter Mandler ainsi que ceux de Roger Schank et Robert Paul Abelson quant à la manière dont le récit peut être un outil de la pensée : « Des psychologues comme Mandler (1984) postulent l’existence de grammaires cognitivement basées sur la narration ou des systèmes de règles narratives. [...] la recherche en IA3 a également commencé à se concentrer sur la base cognitive pour créer et comprendre des histoires. Le travail fondamental de Schank et Abelson (1977) a exploré comment les connaissances stéréotypées réduisent la complexité et la durée de nombreuses tâches de traitement, y compris l’interprétation du récit. » David Herman prend comme exemple le concept de script. Un script au cinéma est un document de travail réunissant non seulement les éléments de l’histoire et les dialogues des personnages, mais aussi les informations techniques nécessaires au tournage de chaque plan, le découpage technique d’un film. Un script suggère donc que nous sommes capables de construire des interprétations complexes d’histoires sur la base d’un minimum de textes ou de discours repères. Le concept même du script montre bien que l’esprit humain peut se projeter dans l’action par son cerveau et son imagination. Ce n’est qu’avec quelques indications de jeux d’acteurs ou d’ambiances que techniciens et acteurs arrivent à créer un récit. Or, cela n’est possible que si notre cerveau a déjà été confronté à des histoires, que si nous avons intégré au préalable une sorte de base de données, de codes, une grammaire narrative dans laquelle nous piochons pour interpréter une information donnée. C’est ce que Raphaël Baroni avait aussi appelé des « scénarios communs4 » en reprenant lui-même les termes d’Umberto Eco.

David Herman ajoute à propos de ces scripts : « Ainsi, les théoriciens ont exploré comment les répertoires expérientiels, stockés sous forme de scripts, permettent aux interprètes de "remplir les blancs" et présument que si un narrateur mentionne un personnage masqué sortant d’une banque avec une sacoche d’argent alors ce personnage a vraisemblablement volé la banque en question. »

Aussi, David Herman étend l’apport cognitif du récit a d’autres domaines que ceux de la littérature, du théâtre ou du cinéma : « [...] le récit constitue une ressource pour la prise de sens dans une variété de contextes communicatifs et de types d’activités. » Cela inclue tous types de situations de notre quotidien, mais aussi les récits visuels que j’ai évoqués plus haut. En effet, David Herman ajoute que : « Des études trans-médiales suggèrent que le récit fonctionne comme un "macro-cadre" cognitif permettant aux interprètes d’identifier des histoires ou des éléments de récit à travers n’importe quel nombre de médias sémiotiques ». Or, on retrouve bien ici le caractère intermédial de certains récits visuels qui utilisent toute la diversité des médias artistiques afin de créer une narration. Les artistes de ces récits exploitent en effet la propension des interprètes à déceler des éléments narratifs même dans des médias qui ne serait pas communément connus, voire apte, à créer de la narration comme de simples objets par exemple. L’autre caractéristique de ces récits visuels, tient dans leur fragmentation à travers ces différents médias. C’est l’ensemble de l’œuvre qui fait récit, mais ce dernier n’est plus linéaire, ses péripéties ou plutôt les différents éléments ou amorces narratives sont éclatés dans l’espace et aussi dans le temps à travers ces différents supports sémiotiques.

 

On savait depuis longtemps que l’art consistait à « faire des mondes », pour reprendre les mots de Nelson Goodman, qui a suggéré d’appréhender le monde comme un ensemble de mots et de symboles parmi d’autres versions possibles. Plutôt que de définir ce qu’il est, Nelson Goodman propose de voir tout ce qu’il fait. Au lieu d’être une donnée fixe, le monde se présenterait ainsi comme une construction, ou plutôt une perpétuelle reconstruction au gré de la culture et de l’histoire des humains. Il ajoute que : « Pour construire le monde comme nous savons le faire, on démarre toujours avec des mondes déjà à disposition ; faire, c’est refaire5. » Cela rejoint la notion de scénarios communs relative aux récits. Face à un récit visuel nous n’inventons pas à partir de rien puisque l’artiste joue sur des sortes d’embrayeurs. D’autre part, nous l’avons vu, c’est grâce à des bases communes que nous avons accumulées depuis notre enfance, à force d’écouter, de lire et de se faire des histoires, que nous sommes capables d’en créer de nouvelles. En effet depuis l’enfance, on fait l’apprentissage d’une langue qui progresse linéairement. Nous construisons nos phrases avec un début et une fin. Le langage n’est pas arborescent, les mots se succèdent suivant une trajectoire temporelle afin de créer du sens, lequel revêt parfois la forme d’histoires. Nous pourrions rapprocher la structure d’une phrase de celle d’un train, nous agençons des wagons différents que le rail permet de rassembler dans un ordre et une chronologie précise. Cette structure linéaire, et bien souvent verbo-centrée, typique de la séquence classique, constitue notre rapport premier au récit. À force d’avoir raconté, écrit et lu des histoires, nous devenons capables, face au récit visuel produit par une œuvre, d’en extraire et d’en repérer les éléments essentiels.

La capacité des artistes à concevoir des œuvres engageant des récits visuels dont l’organisation des événements se révèle polycentrique, spatialisé ou simultanéiste, et qui s’écartent du cadre linéaire auquel nous renvoie souvent notre expérience commune des récits, contribue ainsi à élargir notre manière de penser et de voir. David Herman nous le rappelle : « [...] les histoires n’évoquent pas simplement un monde, constituant ainsi une cible d’interprétation ; elles fournissent également des ressources pour produire du sens en intervenant dans un champ de discours, une gamme de stratégies de représentation, une constellation de façons de voir. » En effet chaque spectateur est un être sensible à part entière, constitué d’une culture spécifique liée à son évolution et à son environnement social, résolument indissociable de son histoire personnelle. C’est en fonction de cet arrière-plan et des « scénarios communs » que nous partageons autant avec l’artiste qu’avec les autres spectateurs, que nous sommes à même d’activer les outils narratifs, les embrayeurs cognitifs que l’artiste met en travers de notre chemin heuristique, et ainsi de créer notre propre récit. C’est l’interaction entre les éléments d’une œuvre, ses lacunes et les capacités propres de chaque spectateur qui permet de créer de nouveaux mondes à travers l’expérience de ces récits visuels. Il me semble que les artistes réalisant des œuvres de ce type, mettent particulièrement à l’épreuve notre manière de penser. Cette manière de faire récit qui innerve l’art contemporain contribue à mon sens à élargir toujours davantage ce macro-cadre cognitif qui concerne toute la condition humaine et conditionne pour partie la construction de notre rapport au monde.

 

1. HERMAN David, « Cognitive Narratology », The living handbook of narratology, (http://www.lhn.uni-hamburg.de/article/cognitive-narratology-revised-version-uploaded-22-september-2013/, consulté le 11/12/16), traduction en français par mes soins.

2. S.v. « Affordance » : Capacité d’un objet à suggérer son utilisation, Wiktionnaire, (https://fr.wiktionary.org/wiki/affordance/, consulté le 12/12/16). « Le concept (d’affordance) a été forgé par James J. Gibson dans les années 1970 à partir du verbe « to afford » pour représenter les propriétés de notre environnement qui, lorsqu’elles sont perçues, nous poussent à agir. » : Stéphane Allaire, « À propos du concept d’affordance », Afford@nce, (http://affordance.uqac.ca/about_affordance.html, consulté le 12/12/16).

3. IA : Intelligence Artificielle.

4. BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p.167.

5. GOODMAN Nelson, Manières de faire des mondes, Paris, Jacqueline Chambon, 1992, p.15.

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