l'île est dans notre tête

Dès lors qu’un événement, une action, une personne ou une information attendus arrivent en retard, un suspense se crée quant au dénouement de ce retard.

Dans le domaine de l’art, une mise en intrigue par le suspense joue ainsi sur la réticence des informations cruciale d’une œuvre et sur le retardement d’un dénouement, certes hypothétique, mais qui est attendu avec impatience. À la différence d’une mise en intrigue utilisant la curiosité, ici les faits sont donnés à l’interprète1 de manière chronologique, la tension narrative se crée donc par le simple fait de cette attente anxieuse.

Raphaël Baroni précise dans La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, que « dans un "récit à suspense", la chronologie des actions est donc au moins partiellement parallèle à la téléologie2 du discours narratif et, par extension, à celle de son actualisation par l’interprète [...]3 ». Baroni sous-entend que, dans le contexte de la lecture, on découvre les péripéties au fur et à mesure ; cette actualisation progressive est en effet intrinsèque au médium livre. Et, puisqu’un lecteur respecte communément l’ordre des pages, il suit donc la chronologie décidée par l’auteur. Tandis que « dans les récits qui font l’objet d’une représentation cinématographique ou d’une performance orale ou dramatique, en revanche, la temporalité de l’acte de narration et celle de sa réception coïncident [...]4 ». Un geste peut par exemple être décrit sur trois lignes dans un livre tandis qu’un geste au cinéma ne dure que le temps de son action réelle. L’utilisation d’effets spéciaux de distorsion du temps au cinéma est ainsi courante, des scènes d’actions pouvant être ralenties de façon à maintenir le suspense.

La création du suspense est donc une question liée à la temporalité. En effet, nous l’avons dit plus haut, il ne peut y avoir du suspense que si l’on arrive à préserver un certain temps des informations cruciales au spectateur. Que si le dénouement vient avec du retard. Pour ce faire, les artistes peuvent exploiter des médias tel que la vidéo, le son ou les livres qui sont à même d’égrener des informations dans le temps. On note qu’il est plus difficile de créer du suspense par le simple biais d’un objet ou d’une image fixe. Il me semble qu’à ce titre, les artistes plutôt que d’utiliser ces médias de manière autonome vont préférer les combiner avec d’autres, créant ainsi des dispositifs intermédia. Cette intermédialité est alors plus apte à introduire du suspense puisqu’elle démultiplie les temporalités à travers différents médias, la temporalité de l’un palliant ainsi la temporalité parfois inexistante de l’autre.

On comprend que la création du suspense dans le cadre des récits visuels tient dans le simple fait de rythmer l’apparition des informations données au spectateur, de créer une nouvelle temporalité afin de les lui transmettre de manière progressive. C’est le fait que le temps soit étiré, que nous soyons dans l’attente, que les informations ou les éléments importants d’une œuvre ne soient pas donnés directement qui provoque chez le spectateur le besoin de combler cette attente anxieuse. C’est alors par des mécanismes cognitifs tel que l’imagination que nous allons nous préfigurer un dénouement ou du moins des hypothèses qui pourraient résoudre de manière temporaire ce suspense.

1. On notera que l’interprète est ici « Le destinataire du récit, incarné suivant les contextes par un lecteur, un auditeur, un interlocuteur ou un spectateur [...]. » : BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p.33.

2. « Étude des fins, de la finalité. » : s.v. « Téléologie », CNRTL, (http://www.cnrtl.fr/definition/teleologie, consulté le 7/12/16)

3. BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.269.

4. Ibid., p.270.

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