l'île est dans notre tête

Prenons comme livre de référence La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise de Raphaël Baroni.

Dans cet ouvrage, Baroni explique en détail un trait fondamental de la narrativité qu’il désigne par le terme général de tension narrative. S’ajoute à cela l’étude précise des trois effets fondamentaux connotant la narrativité, à savoir le suspense, la curiosité et la surprise, « [...] qui se distinguent entre eux par un rapport différencié entre la temporalité du discours et la chronologie des événements1. » La curiosité et le suspense étant les deux modalités essentielles de la tension narrative, tandis que la surprise occupe un rôle différent dans la dynamique de l’intrigue.

Raphaël Baroni définit la tension comme : « [...] le phénomène qui survient lorsque l’interprète2 d’un récit est encouragé à attendre un dénouement, cette attente étant caractérisée par une anticipation teintée d’incertitude qui confère des traits passionnels à l’acte de réception3. »

Baroni fait une distinction entre tension et intrigue, la tension désignant ce que l’on ressent tandis que l’intrigue est davantage d’ordre compositionnelle, en ce sens, l’intrigue serait un enchaînement de faits reposant sur « [...] la présence d’une tension interne entre ces faits qui doit être créée dès le début du récit, entretenue pendant son développement et qui doit trouver sa solution dans le dénouement4. »

 

Dans cet ouvrage, Baroni se réfère principalement aux textes écrits et à l’univers littéraire. Bien qu’il prenne en compte des objets d’étude tels que la bande dessinée, le cinéma ou encore une publicité, qu’en est-il de l’art contemporain ? Ou plus précisément, pourrions-nous parler de tension narrative dans le cadre de récits visuels ?

 

Pour l’interprète (que nous allons ici comparer au spectateur d’une œuvre d’art), la tension apparaît d’emblée comme provisoire puisqu’il s’attend à une résolution dans les limites du texte. On ne sort pas d’une salle de cinéma en plein milieu du film, on écoute la fin des histoires, et on finit généralement les livres que l’on commence. Tout cela à la condition d’avoir été assez intrigué par l’histoire et donc de désirer attendre le dénouement.

Je crois que c’est sur cette question des limites à la fois physiques et temporelles que l’art diffère. En effet, il n’y a pas de cadres prédéfinis ni de modèles de référence comme lorsqu’on utilise de manière classique le médium livre pour un roman ou le médium film pour le cinéma.

S’il y a de la tension dans un récit visuel, alors cette tension est vouée à durer. Seule la participation physique ou cognitive du spectateur pourra, à mon sens, résoudre cette tension à un niveau personnel. C’est-à-dire que le spectateur lui-même, s’il est assez intrigué par ce qu’il a sous les yeux, va alors tenter d’interpréter les informations de l’œuvre pour en déduire, trouver ou imaginer un dénouement subjectif.

Le nœud d’une intrigue, à savoir le moment ou le récit prend un tournant décisif, qu’il est à son acmé5, correspond à mon sens dans le cadre des récits visuels, à l’œuvre prise de manière globale. C’est-à-dire que la tension est présente de prime abord, même cachée ou difficilement discernable au premier coup d’œil, elle reste effective. La dimension temporelle dans certains types de récits visuels, comme les installations vidéo, nous place parfois dans le même état d’attente que pour le dénouement d’un film, seulement, nous n’avons pas forcément choisi, nous n’étions peut-être pas au courant de la présence d’une vidéo et, pourtant, on se retrouve face à elle, peut-être était-ce même au milieu de la projection. La lecture n’est pas linéaire comme au cinéma, ce qui induit également l’interprétation et la participation de la part du spectateur quant au dénouement de la tension.

 

Baroni écrit à propos de la tension narrative : « [...] la tension, sur un plan textuel, est le produit d’une réticence (discontinuité, retard, délai, dévoiement, etc.) qui induit chez l’interprète une attente impatiente portant sur les informations qui tardent à être livrées ; cette impatience débouche sur une participation cognitive accrue, sous forme d’interrogations marquées et d’anticipations incertaines ; la réponse anticipée est infirmée ou confirmée lorsque survient enfin la réponse textuelle6. »

Cette définition appliquée aux récits visuels induirait que ces réticences correspondraient aux seuils cognitifs que sont le retard, la lacune, l’écart et l’énigmatique, ces derniers provoquant en effet une attente impatiente quant à l’éclaircissement induit par ces facteurs. De fait, le spectateur va enclencher des mécanismes cognitifs de l’ordre de l’imagination, de l’interprétation, de l’investigation ou du montage, à la différence du lecteur qui va actualiser le récit au fur et à mesure de sa lecture, faisant des suppositions au fil des pages. Le spectateur va, quant à lui, aller chercher les informations de lui-même, composer son propre récit face à l’œuvre, en inventer lui-même les aboutissements, tout ceci dans une logique davantage spatiale. C’est avec son corps qu’il va se déplacer à travers l’œuvre pour mieux la cerner, en comprendre le sens ou l’information clé, bien que ce soit avec son esprit qu’il va par la suite analyser puis recomposer les données pour qu’elles fassent sens à ses yeux.

 

Du côté de l’artiste qui met en place le récit visuel, il effectue un travail de mise en intrigue tout comme le ferait un auteur. Dans le cas de la littérature, pour un même type de séquence, on peut obtenir des récits différents. C’est la distinction entre la matière première du récit et « [...] l’effet poétique de la mise en intrigue [...]7 » , Tomachevski utilise les termes fable et sujet de façon à différencier ces deux notions : « Bref, la fable c’est ce qui s’est effectivement passé ; le sujet c’est comment le lecteur en a pris connaissance8. » La mise en intrigue consiste donc à décider de l’ordre d’apparition des faits de la fable au sein d’une œuvre.

On distinguera deux grands types de mise en intrigue de la fable : la tension dramatique et la tension heuristique9. La première délivre les faits de manière chronologique et crée ainsi une attente portant sur l’issue incertaine d’une situation instable. Cette mise en intrigue utilise l’effet de suspense. La tension heuristique, elle, débute non pas avec un nœud mais avec un mystère, un secret. L’interprète est maintenu dans l’ignorance de certains détails nécessaires à sa compréhension de l’action, ce qui suscite sa curiosité10.

Dans le cadre de récits visuels, l’artiste va lui aussi choisir la façon d’ordonner les faits, les informations de son œuvre aux spectateurs. Lorsqu’un artiste utilise le retard par exemple, cela provoque un effet de suspense chez le spectateur, ce dernier est dans l’attente d’un dénouement comparable à celui qu’un lecteur peut ressentir à la lecture d’un roman d’aventure. D’autre part, lorsqu’une œuvre est particulièrement énigmatique, le spectateur curieux voudra élucider le mystère qui se présente à lui, de la même manière qu’un lecteur voudra savoir qui était le meurtrier dans un roman policier.

1. BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007, p.107.

2. On notera que l’interprète est ici « Le destinataire du récit, incarné suivant les contextes par un lecteur, un auditeur, un interlocuteur ou un spectateur [...]. » : BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.33.

3. BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.18.

4. BOURNEUF et OUELLET cité par BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p41.

5. « L’acmé désigne le point extrême d’une tension, d’un propos ou d’une situation. », s.v. « Acmé », Wikipédia, (https ://fr.wikipedia.org/wiki/Acmé, consulté le 11/01/17).

6. BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.99.

7. Ibid., p.67.

8. TOMACHEVSKI Boris cité par BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.75.

9. « Art d’inventer, de faire des découvertes. » s.v. « Heuristique », Wiktionnaire, (https ://fr.wiktionary.org/wiki/heuristique, consulté le 11/01/17).

10. Passage librement inspiré du tableau récapitulatif fait par Baroni à propos des nombreuses distinctions introduites par Tomachevski concernant fable, sujet, intrigue et tension : BARONI, La tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, op. cit., p.86.

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