Une œuvre est le plus souvent accompagnée d’un cartel, ou d’un court texte la décrivant. Si ce texte n’est pas sous forme de cartouche apposé au mur à proximité de l’œuvre qu’il détaille, il se trouve le plus souvent dans des feuillets d’expositions, qui apparaissent comme des feuilles de route, offrant plus de précisions sur les œuvres et nous aidant parfois à mieux les comprendre.
Souvent technique ou simplement indicatif, il arrive que ces textes ne soient pas anodins et aient été pensés par l’artiste dans un but précis. En effet, ces textes annexes font parfois partie intégrante de l’œuvre et cette dernière ne pourrait exister sans eux.
Ces récits autorisés, comme les appelle Jean Marc Poinsot dans son ouvrage Quand l’œuvre a lieu, l’art exposé et ses récits autorisés, ont plusieurs natures même si leur vocation générale est de « [...] formuler dans le détail les termes du contrat iconographique1. »
Lawrence Alloway fait lui aussi la différence entre les récits autorisés qui remplissent leur fonction initiale et ceux qui exploitent cette même fonction initiale pour apporter autre chose à l’œuvre. En effet, pour ce critique d’art anglais il y a deux usages du langage, d’une part les textes qui possèdent « [...] une valeur seconde, qui servent une autre fin qu'eux-mêmes [...]2 » et d’autre part il y a « [...] le travail du langage pour lui-même et pour le rôle particulier qu'il pouvait être amené à jouer dans l'art3. »
Jean Marc Poinsot insiste sur le fait qu’on peut « [...] admettre qu'un texte soit second, qu'il ait une fonction de description ou de commentaire, sans que pour autant cette fonction assez banale du langage, employée aux fins précises que lui assignent les artistes ne brandisse une menace quelconque sur la capacité de l'œuvre à user du langage à son profit4. » Il ajoute que « les récits autorisés ou même les énoncés théoriques n'ont pas vocation à exister seuls et à valoir par leurs qualités intrinsèques, mais le fait qu'ils soient attachés à l'œuvre, en supplément de celle-ci n'implique pas qu'ils comblent un manque inhérent à l'objet esthétique lui-même. Le manque auquel ils remédient, si tant est qu'il faille parler de manque, serait un des éléments du dispositif de socialisation de l'œuvre5. »
Les récits autorisés peuvent prendre de formes multiples. Il y a sûrement autant d’allocutaires que de type de récits autorisés. Tout le monde exige des textes, le commissaire d’exposition, le visiteur, le journaliste, l’artisan, etc.
John Rogers Searle, philosophe américain, distingue cinq catégories générales d'actes illocutoires :
« Nous disons à autrui comment sont les choses (assertifs), nous essayons de faire faire des choses à autrui (directifs), nous nous engageons à faire des choses (promissifs), nous exprimons nos sentiments et nos attitudes (expressifs) et nous provoquons des changements dans le monde par nos énonciations (déclarations)6. »
Généralement un artiste est confronté à ces cinq actes illocutoires : « Lorsque l'artiste s'attache à dire comment sont les choses, il décrit l’œuvre : sa fabrication, sa conception et éventuellement les circonstances de sa réalisation (description). S'il cherche à faire faire quelque chose au destinataire de son œuvre, c'est en lui fournissant un mode d'emploi, les modes d'emploi en matière de contrat iconographique sont des indications de lecture, des légendes. L'artiste s'engage à faire quelque chose dans ses projets ou annonces. Il exprime ses sentiments et attitudes dans ses commentaires et interviews, mais aussi dans des textes plus écrits. Enfin il provoque des changements dans le monde par ses déclarations et "statements" 7. »
Jean Marc Poinsot répertorie alors six types de récits autorisés différents : les descriptions, les légendes, les projets et annonces, les commentaires et interviews, les déclarations et fictions et enfin les modalités de la présentation esthétique. Cependant, il me semble que seulement quelques-uns d’entre eux sont susceptibles de porter des sortes d’amorces narratives qui amèneraient le spectateur vers autre chose que ce que dit l’œuvre en tant que telle.
Prenons par exemple le cas de l’art moderne et post-moderne dans sa manière de concevoir l’écriture dans l’art. Jean Marc Poinsot évoque dans son livre les écrits de Craig Owens, critique d'art post-moderniste américain (1950-1990), qui profita des publications de Robert Smithson pour développer une réflexion autour du visuel et du verbal dans l’art moderne et post-moderne : « [...] leurs textes ne sont pas des éclaircissements, des explications, ou même des extensions de leur travail ou vice versa. Leurs écrits, malgré toutes les affirmations contraires, ne sont pas en relation de complémentarité à leur travail ; ils ne comblent pas leurs manques réciproques. On soutient fréquemment que ce fut la nature hautement elliptique de la production minimaliste qui poussa ces artistes vers le langage, qui fut soit intégré dans l'œuvre elle-même, soit dispensé comme son explication, en raison d'une absence en son sein. […] Il est assigné ainsi au langage, et à l'écriture en particulier, un rôle compensatoire ; il restitue à l'œuvre tout ce qui en avait été éliminé8. »
Les écrits de Smithson auront marqué les artistes de son époque, « [...] il a participé sur le plan esthétique à cette profonde transformation qui a consisté à utiliser les ressources du langage pour introduire avec lui des fragments du réel comme composantes de l'œuvre9. »
Mais c’est en 1974 qu’une notion nouvelle va apparaître : celle du statement ou de la déclaration. Selon Lawrence Alloway, « un statement est considéré comme une projection à la première personne de l'écriture de l'artiste. Nous ne lisons pas un statement pour son intérêt littéraire ou son argumentation intellectuelle, mais parce que l'artiste l'a écrit pour dire quelque chose de particulier. L'autorité d'un statement tient à celui qui l'a fait10. »
Lawrence Weiner est l’artiste qui poussa le plus loin cette pratique du statement. Notamment lors d’une exposition en 1968 à la Siegelaub Gallery pour laquelle il décide de ne montrer que Statements, un livre compilant une suite de propositions sculpturales à réaliser mentalement. Dès lors, toutes les propositions de Lawrence Weiner se fondent sur cette déclaration d’intention de l’artiste, publiée en 1969 :
« 1. L’artiste peut construire le travail
2. Le travail peut être fabriqué
3. Le travail peut ne pas être réalisé.
Chaque proposition étant égale et en accord avec l'intention de l'artiste.
Le choix d'une des conditions de présentation relève du récepteur à l'occasion de la réception11. »
On remarque donc que certains artistes ont d’ores et déjà expérimenté et exploité le potentiel que pouvaient avoir certains types de récits autorisés, dans la mesure où l’artiste arrive à les utiliser à d’autres fins que leurs propriétés initiales. Nous verrons que certains artistes contemporains continuent ces recherches autour des récits autorisés dans ce que nous avons appelé précédemment des récits visuels et jouent des écarts qui peuvent se créer entre ces écrits et l’œuvre elle-même.
1. POINSOT Jean-Marc, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, Genève/Villeurbanne, Mamco/Art Edition, 1999, p.247.
2. Ibid., p.249.
3. Ibid., p.249.
4. Ibid., p.250.
5. Ibid., p.250.
6. SEARLE John Rogers cité par POINSOT, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, op. cit., p.251.
7. POINSOT, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, op. cit., p.252.
8. OWENS Craig cité par POINSOT, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, op. cit., p.247.
9. POINSOT, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, op. cit., p.248.
10. ALLOWAY Lawrence cité par POINSOT, Quand l’œuvre a lieu. L’art exposé et ses récits autorisés, op. cit., p.248.
11. WEINER Lawrence, Specific & General Works, Villeurbanne, Le Nouveau Musée/Institut d’Art Contemporain, 1993.