À la lecture de ce terme, nous pensons tout de suite au suspect des affaires judiciaires, soit quelqu’un « [...] que l’on soupçonne d’être l’auteur d’un délit [...]1 ».
Lors d’une enquête, est suspect quelqu’un qui est louche, douteux, quelqu’un qui semble ne pas nous dire toute la vérité. Il est possible qu’il ne soit pas coupable, mais dès lors que l’on doute de sa sincérité ou que ses alibis ne tiennent pas, alors les enquêteurs disent de lui qu’il est suspect. À compter de cet instant, s’installe une méfiance puisque nous avons l’impression que cette personne nous piège. Les enquêteurs vont alors commencer un travail d’investigation. Ils vont chercher des preuves, des indices prouvant sa culpabilité. Ils vont fouiller dans l’ensemble des informations disponibles afin de trouver la faille. Ils vont aussi l’auditionner, lui poser des questions, tenter de déceler d’éventuels mensonges.
Dans le domaine de l’art et plus précisément des récits visuels, une œuvre est suspecte lorsque nous avons l’impression que les informations, le récit que propose l’artiste est lui aussi douteux. L’ensemble pose question, quelque chose ne tourne pas rond, on sent qu’il y a des omissions, que l’artiste feint quelque chose. Généralement ce type d’œuvres appartient au domaine de la fiction, on ne se demande donc pas si elle appartient au réel ou non, mais disons que l’intrigue tient plus spécifiquement à son degré de fictionnalité. Soit, dans quelle proportion les éléments présentés sont-ils fictionnels ou non ? Les nuances sont nombreuses entre une œuvre qui sort uniquement de l’imaginaire de l’artiste et une œuvre composée exclusivement avec des documents réels. Prenons le cas d’un film, il existe de nombreux types de films entre le documentaire et la pure fiction. Ou encore, dans le cas de récits autorisés accompagnant un objet ou une photo, on peut se demander si ces récits sont inventés de toutes pièces par l’artiste ou s’ils sont en partie tirés de la réalité ?
Ainsi, dès lors que l’œuvre éveille nos soupçons, qu’un déclic narratif s’est enclenché dans notre esprit, alors ce seuil cognitif va nous pousser à faire un travail proche de l’investigation policière. Nous allons commencer par analyser les éléments, savoir quel est leur degré de fictionnalité, les remettre en question, puis essayer de faire des liens entre eux. Commence aussi un jeu de suppositions, on se projette, on imagine chacun notre propre résolution de l’œuvre.
Aussi, à l’inverse d’un criminel dont le discours est mensonger, une œuvre suspecte n’est pas un mensonge créé par l’artiste, soit une « feintise sérieuse2 » pour reprendre les mots de Schaeffer, mais plutôt une « feintise ludique partagée3 ». C’est-à-dire que l’artiste n’a pas pour but d’abuser de nous comme le ferait un criminel face aux inspecteurs ou à ses victimes, mais plutôt de jouer à un « jeu de faire-semblant4 » avec le spectateur selon les termes de Kendall Walton. Ce jeu, ce faire-semblant nous renvoie aux jeux de notre enfance dans lesquels, nous utilisions des objets comme supports d’imagination.
Je crois qu’il en va de même pour les œuvres suspectes, souvent fictionnelles, qui jouent sur le fait que nous savons que l’artiste feint quelque chose et que nous pouvons décider ou non, d’interagir avec son œuvre, de la décrypter, de rentrer dans son jeu.
1. REY Alain, s.v. « Suspect », Dictionnaire Culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005.
2. SCHAEFFER Jean-Marie cité par MENOUD Lorenzo, Qu’est-ce que la fiction ?, Paris, Vrin, 2005, p.8.
3. MENOUD, Qu’est-ce que la fiction ?, op. cit., p.8.
4. WALTON Kendall cité par MENOUD, Qu’est-ce que la fiction ?, op. cit., p.22.