l'île est dans notre tête

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Continuity, 2012

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. Continuity, 2012

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3. Continuity, 2012

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4. Continuity, 2012

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

5. Continuity, 2012

On assiste aux retrouvailles d’un couple avec leur fils. Son treillis nous laisse penser qu’il revient du front ou du moins qu’il est engagé dans l’armée.

Ces retrouvailles sont étranges, un certain malaise est palpable. Un malaise peut être dû à la distance, au temps de la séparation, qui nécessite lui-même un autre temps : celui de la réadaptation à l’autre.

Ils rentrent tous les trois à la maison familiale. Le jeune homme redécouvre sa chambre tandis que ses parents font tout leur possible pour qu’il se sente bien.

Ils dînent, les conversations sont tâtonnantes, le fils va se coucher. Dans la nuit la mère le rejoint, elle a des gestes qui ne sont pas ceux d’une mère envers son fils.

Puis la scène recommence, on retrouve ce couple qui semble de nouveau partir chercher leur fils à la gare.

Ce n’est pas le même fils.

« I have no clue. What do I know ? Yeah obviously… but if they pay well ? » dit-il au téléphone à un ami. « Listen, I gotta go. My parents are here1. »

Bien qu’ambigüe, cette conversation nous pousse à suspecter les parents de payer des jeunes hommes pour jouer et rejouer la scène des retrouvailles avec leur fils, qu’on suppose désormais disparu à la guerre. On comprend alors la gêne qui était palpable lors de la première scène.

Dans cette deuxième mise en scène de retrouvailles, le nouveau fils semble plus à l’aise dans son rôle, moins troublé par la bizarrerie qu’on lui propose.

C’est par ce deuxième re-enacment que le spectateur comprend qu’il est face à une fiction mise en scène par les acteurs du film eux-mêmes.

Une troisième retrouvaille amènera quant à elle des détails de plus en plus morbides. Pour exemple, ce gros plan sur le verre à vin du fils dans lequel on voit flotter un œil, ou encore cette scène dans laquelle on observe le père mettre des gros sacs-poubelles noirs dans le coffre de sa voiture.

Une quatrième reconstruction se profile, mais les parents seront arrêtés en chemin par un chameau leur barrant la route. En suivant cet animal sorti de nulle part à travers la forêt, ils tombent face à ce qui semble être une scène de guerre. Un vaste fossé, dans lequel gisent des corps de jeunes hommes. Ils sont tous en tenue militaire, une arme à la main, quelques-uns d’entre eux ont des membres en moins comme si un obus venait d’éclater. Le couple surplombant la scène ne semble pas vraiment surpris par ce qu’ils voient. Quelques plans nous montrent le visage ensanglanté de certains de ces soldats. On reconnaît les personnages des premières scènes du film. On comprend alors que ce décor apocalyptique a vraisemblablement été recomposé par le couple à l’aide des corps des acteurs qu’ils avaient embauché, pour ce qui s’avère être un jeu tout à fait malsain.

 

Dans cette vidéo de 40 minutes intitulée Continuity, Omer Fast utilise la répétition d’une scène pour nous faire comprendre ce que les personnages sont en train de manigancer. Croyant d’abord que les images sont montées en boucle, le spectateur ne se doute pas que ce sont en fait les personnages eux-mêmes qui répètent cette scène sans relâche. Cette mise en abîme créée par Omer Fast nous livre une fiction dans laquelle les personnages transforment eux-mêmes leurs vies en fiction.

Toute la tension narrative de cette vidéo réside dans la répétition de cette mise en scène orchestrée par le couple. Si les parents n’effectuaient pas cette fiction plusieurs fois nous ne pourrions pas comprendre en tant que spectateur que ces retrouvailles sont factices.

Dans une interview pour son exposition au Jeu de Paume, Omer Fast nous parle de son utilisation de la répétition : « Si je fais un geste précis ou que je prononce une phrase précise, que je répète, le spectateur se souviendra immédiatement ce qu’il s’est passé avant et va commencer à développer un sens de comparaison entre ce qu’il s’est passé et ce qui se passe maintenant. […] Il remarque certains signaux subtils qui sont à la périphérie de l’image. Cela encourage à regarder les choses avec un sens critique, à questionner sa propre mémoire, à penser à ce qu’on a vu avant et à comment l’information s’est modifiée en étant répétée2. »

Ainsi dans Continuity, Omer Fast nous livre retrouvaille après retrouvaille, et à travers la mise en fiction de la propre vie de ses personnages, l’histoire qu’il a mise en place.

Ce sont seulement des indices disséminés ici et là, qui déclenchent chez le spectateur une curiosité qui l’amène à poursuivre le visionnage pour comprendre à quoi jouent réellement les parents dans cette vidéo. Ces indices se retrouvent dans quelques dialogues comme la conversation téléphonique d’un des jeunes avant de retrouver ses parents ou au cours de brèves scènes à caractère quasi surnaturel. Je pense notamment à l’apparition du chameau ou encore à la présence de l’œil dans le verre. Le récit est en effet progressivement contaminé par des infiltrations surréelles jusqu’à atteindre une dimension cauchemardesque.

Il se trouve que durant la première reconstitution, le jeune homme semble prendre une drogue hallucinogène qui provoquera par ailleurs une hallucination durant le dîner, voyant son plat de pâtes se transformer en asticots. Quand vient alors le plan avec l’œil, on ne sait pas si le personnage est en train d’halluciner ou si l’œil est vraiment présent. Quand nous comprenons après la troisième reconstitution que les parents s’adonnent à un jeu beaucoup plus morbide que de simples retrouvailles, plusieurs plans que nous pensions surnaturels peuvent alors basculer dans le réel.

Omer Fast joue de cette ambiguïté entre réalité et fiction sur plusieurs niveaux.

Tout d’abord comme il est dit plus haut, entre la diégèse et le caractère fictionnel que représente le film en tant que tel (en opposition au documentaire par exemple).

Deuxièmement à l’intérieur du récit lui-même, Omer Fast trouble la frontière entre une fiction s’attachant au réel et une fiction qui tend vers l’irréel de telle façon que le film est sans cesse en train de basculer tantôt vers l’un tantôt vers l’autre laissant le spectateur sur un fil tendu entre ces deux zones.

Enfin, le fonctionnement en boucle de la vidéo insiste sur la répétition incessante de ces retrouvailles, et à travers elle, à ce besoin qui semble intarissable de revivre un moment que ces parents ne vivront jamais. À ce sujet, Omer Fast exprimera lors d’une interview que : « ces rituels grotesques, surréalistes, suggèrent un état d’inconscience, quelque chose d’irréel mais ils montrent ce que les personnages ressentent psychologiquement, ce que signifie dans ce cas précis un traumatisme. Des gens qui sont incapables de faire face à l’expérience de la perte, de tourner la page, comme on dit vulgairement, incapable de fonctionner normalement3. » En ce sens, la forme filmique de Continuity est étroitement liée à son sujet.

Confronté à ce film, le spectateur cherche en vain une interprétation cohérente ou rassurante. Il me semble qu’ici, le caractère énigmatique réside dans l’enchaînement de ces séquences. En effet pris séparément elles pourraient être plausibles, mais c’est leur répétition qui nous intrigue. C’est l’incohérence de cette succession de retrouvailles, soigneusement orchestrée par le couple, qui crée le doute chez le spectateur et donc l’envie de connaître le dénouement.

 

Dans un entretien entre Omer Fast et Marina Vinyes Albes, commissaire de son exposition au Jeu de Paume, cette dernière l’interrogeait sur la manière dont il arrivait à capter l’attention des spectateurs, sollicités simultanément par les différents films de l’artiste et dans lesquels ils sont supposés avoir un rôle actif. La réponse d’Omer Fast synthétise à mon sens de manière assez claire sa manière de concevoir la vidéo ainsi que son utilisation de l’énigmatique pour intriguer le spectateur et ainsi capter son attention : « J’aime la dynamique ouverte, c’est-à-dire presque entièrement dénuée de règles, qu’offrent les musées et les galeries. [...] Prenant en compte la logique du lieu et le fait que les déplacements des spectateurs sont imprévisibles, j’essaie d’éviter les récits linéaires. Je structure en effet mes œuvres de manière à ce qu’on puisse entrer dedans à tout moment. Une histoire en boucle peut être une histoire sans début ou sans fin et sans arc narratif classique. La causalité et la temporalité peuvent fort bien occuper le premier plan, ce qui constitue une alternative à l’illusionnisme immersif du film grand public. Les spectateurs peuvent arriver à n’importe quel moment et avoir une compréhension subjective, très interprétative et contextuelle, de ce qu’ils voient à l’écran. Je m’intéresse aussi beaucoup aux processus de défamiliarisation : de l’inquiétante étrangeté à l’aliénation brechtienne. Ce ne sont pas juste des outils critiques. Ce sont aussi des accroches séduisantes destinées à prendre le spectateur au piège. Je cherche à créer une atmosphère provoquant une désorientation productive4. »

1. Traduction en français par mes soins : « Je n’ai pas d’indices. Qu’est-ce que je sais ? Ouais évidemment… mais s’ils paient bien ? », « Écoute, je dois y aller. Mes parents sont là. » : FAST Omer, « Continuity », Omer Fast, (http://www.gbagency.fr/fr/32/Omer-Fast/#!/Continuity/site_video_listes/104, consulté le 09/01/17).

2. FAST Omer, Jeu de Paume/magazine, « Omer Fast, "Present continuous" », Vimeo,(https ://vimeo.com/145635822/, consulté le 11/12/16).

3. Ibid., « Omer Fast, "Present continuous" ».

4. FAST Omer, VINYES ALBES Marina, « Entretiens - "Le présent continue" avec Omer Fast », Jeu de Paume, le magazine, (http://lemagazine.jeudepaume.org/2015/10/le-present-continue-avec-omer-fast/, consulté le 07/12/16).