l'île est dans notre tête

De quelles manières et sous quelles formes se manifestent les récits visuels ? J’aimerais traiter ici la question du médium. La question pourrait être : quel médium est à même de proposer un récit, de créer de l’intrigue ?

Or, comme le souligne Bernard Guelton dans Les arts visuels, le web et la fiction : « Il serait évidemment simpliste de vouloir aborder la fiction du seul point de vue des caractéristiques des médias utilisés. Vidéo, photographie, dessin, peinture, par exemple, peuvent être fictionnels ou non fictionnels, non pas du point de vue de leurs seules propriétés intrinsèques, mais du point de vue de leurs usages et visées ou, plus largement, de leurs caractéristiques extrinsèques (fiabilité du « narrateur », degré de croyance du spectateur, situation communicationnelle, etc.). C’est donc la complexité de ces variables contextuelles qu’il faut pouvoir interroger1. » Notons tout d’abord que Guelton emploie le terme de fiction ; or, la question plus générale des récits, a fortiori visuels, engage en grande partie le concept de fiction, c’est pourquoi j’ai choisi d’étendre son propos au récit en général. Les arguments qui suivent éclaireront ce choix.

Au-delà de cette question de contexte, nous allons voir qu’il est aussi et surtout question de ce que nous allons appeler l’intermédialité. Il s’avère que cet aspect est de plus en plus dominant dans l’art aujourd’hui. Marie-Laure Ryan, théoricienne et critique littéraire qui a écrit plusieurs livres et articles sur la narratologie, la fiction et la cyberculture, l’évoque dans son article « Narration in Various Media » : « La recherche concernant les relations entre les médias et le récit a récemment pris deux directions principales. La première est un intérêt accru pour la multimodalité. Des formes narratives combinant une variété de canaux sémiotiques ont existé depuis l’aube de la civilisation, on pense par exemple à la multimodalité inhérente à la narration orale (voix + gestes), mais chaque nouvelle technologie de communication inspire de nouvelles combinaisons : l’imprimerie a permis une large distribution des livres illustrés et plus tard de bandes dessinées, la photographie a donné naissance aux romans-photos, le cinéma a intégré des images animées mais aussi de la musique, la langue parlée et parfois du texte écrit et la technologie numérique a ajouté l’interactivité à ces nombreux modes du film2. »

 

Nous allons voir que le croisement des médias artistiques offre une plus grande capacité d’immersion du spectateur, or l’immersion que nous pourrions associer à la contextualisation, nous l’avons vu plus haut, est une caractéristique primordiale pour proposer une fiction au spectateur.

Bernard Guelton souligne, dans une autre publication intitulée Fictions & Médias. Intermédialités dans les fictions artistiques, que « cette question du rapport entre fiction, médias et immersion est à la fois complexe et déterminante pour les fictions artistiques. Si la notion d’immersion est essentielle pour la fiction, mais se prête également à des images du monde actuel, quel en est le sens dans le domaine artistique ? Quels sont les rapports entre immersion fictionnelle et immersion artistique ? Dans quelle mesure sont-elles convergentes ou contradictoires ? La fiction en ses médias qui est étudiée ici ne se résume pas à l’étude d’une diversité de formes ou de genres artistiques, mais vise l’approche de diverses postures d’immersion et la possibilité d’une variabilité entre celles-ci au sein d’une même œuvre3. » On comprend dès lors que Bernard Guelton sous-entend que c’est par l’utilisation de plusieurs médias au sein d’œuvres qualifiées d’intermédiales que l’immersion sera plus efficace tout comme ses effets fictionnels.

 

Dans son livre Images et Récits. La fiction à l’épreuve de l’intermédialité, Bernard Guelton propose une définition d’intermédialité. Pour lui cette notion « [...] engage le rapport entre au moins deux médias. La notion de "média" est à considérer, non pas au sens de "mass medias" (press, radio, télévision…), mais de supports sémiotiques pour les œuvres artistiques4. » Il ajoute que « [...] plus qu’un simple assemblage de "techniques", la notion de média envisagée ici se concentre avant tout sur les significations susceptibles d’émerger dans la rencontre entre des modes de significations possédant leurs propres caractéristiques5. »

Dans son article « Narration in Various Media », Ryan apporte une définition plus fine de ces différences entre médias, évoquées par Bernard Guelton. Elle commence par énumérer cinq catégories de médias différents : « [...] (A) la télévision, la radio et Internet (en particulier la WWW) comme média de communication de masse ; (B) la musique, la peinture, le cinéma, le théâtre et la littérature comme le média de l’art ; (C) le langage, l’image et le son comme média d’expression (et par implication comme média d’expression artistique) ; (D) l’écriture et l’oralité comme média du langage ; (E) l’écriture manuscrite, l’impression, le livre et l’ordinateur comme le média de l’écriture6. » Elle ajoute à cela que « La définition fournie par le dictionnaire Webster met un ordre relatif dans cette diversité en proposant deux définitions distinctes : (1) Le médium comme un canal ou un système de communication, d’information ou de divertissement ; (2) Le médium comme un matériau ou un moyen technique d’expression (y compris expression artistique)7. »

On comprend que « la première définition considère les médias comme des conduits pour la transmission de l’information, tandis que la seconde les décrit comme des "langues" qui façonnent cette information (Meyrowitz, 1993)8. » C’est ici la deuxième acception de mot médium qui nous intéressera, puisque cette définition ne réduit pas le média à un simple « [...] conduit pour le transfert d’un matériau appelé information9. ». Au contraire, « [...] la forme du canal affecte le type d’information qui peut être transmis, altère les conditions d’accueil et conduit souvent à la création d’œuvres sur mesure pour le support10. » Le cinéma et Internet ont, par exemple, développé à ses yeux des possibilités de narration uniques.

Elle l’évoque notamment cette influence de la technologie informatique sur la pratique de la fiction dans Les arts visuels, le web et la fiction : « L’ordinateur n’est pas seulement un moyen de transmission pour des textes conçus pour d’autres médias, mais constitue de surcroît une force configuratrice, c’est-à-dire un langage qui rend possibles de nouvelles formes d’activité fictionnelle et de nouvelles manières d’appréhender les mondes de la fiction11. »

L’intermédialité découle aussi de ces différents développements technologiques dont fait partie Internet. En effet, le World Wide Web et la façon dont ce média a changé notre façon de communiquer et d’interagir a aussi influencé notre manière de faire de l’art. C’est ce que sous-entend Ryan dans son livre Avatar of story. Pour cette dernière, la plus récente révolution en termes de média, à savoir le développement des technologies digitales, a déjà eu une large influence sur ces différents domaines (e-commerce, accès à l’information, interactions sociales dématérialisées, jeux en ligne, etc.). Elle précise d’ailleurs que : « L’ordinateur a aussi affecté les arts, en particulier les arts visuels (installations digitales, manipulation d’image) [...] . Ce que l’ordinateur a fait au récit, c’est un type de sens qui transcende les frontières médiales, et la frontière entre l’art et les informations pratiques. [...] Les technologies numériques ont amené de nouvelles formes de récits, et ces récits ont joué un rôle majeur dans le développement de la textualité [...]12 ».

Ce développement de la textualité, s’exprime à travers des formes de fiction qui ne sont plus linéaires comme l’était la fiction dans un roman ou un film, mais éclatées et expansives. Cette nouvelle manière de faire de la fiction est à l’image des nouveaux médias tels qu’Internet et les technologies digitales qui sont des sortes de toiles d’araignées sans début ni fin déterminée. L’intermédialité va de pair avec cette nouvelle manière de penser la fiction, le récit pouvant ainsi se propager à travers différents médias dotés de temporalités et de sémantiques différentes. Cet ensemble est alors susceptible de pouvoir traiter chaque type d’information d’une même fiction à travers tel ou tel médium.

À ce propos, Ryan cite George Landow qui suggère dans son ouvrage Hypertexte 2.0, qu’à l’ère digitale, la narration peut devenir complètement différente qu’elle ne l’a été à son ère orale et imprimée : « L’hypertexte remet en question le récit et toutes les formes littéraires basées sur la linéarité, remettant en question les idées d’intrigue d’histoire, actuelles depuis Aristote13. »

L’hypertexte redéfinit ainsi la notion de séquence fixe, la définition précise d’un début et d’une fin, la notion d’une certaine ampleur du récit et enfin le concept d’unité et de totalité du récit. Les artistes manipulant les nouveaux médias pour créer du récit sont donc face à un conflit entre la linéarité inhérente de l’intrigue et l’interactivité omniprésente dans ces nouveaux médias. En effet, la participation des utilisateurs est considérée comme la plus importante des propriétés des médias numériques, le but étant, pour ces nouveaux médias, de retranscrire la participation cognitive des lecteurs d’un roman et des spectateurs d’un film à travers les médiums numériques. Les jeux vidéo en sont l’exemple le plus significatif. En effet, ce média, qui a été pendant longtemps considéré comme une sous-culture, a désormais quasiment pris le dessus sur le livre mais aussi sur le cinéma dans la culture de masse14. Les jeux vidéo prennent une place de plus en plus importante dans notre quotidien. Le développement simultané de nombreuses technologies en a fait un média de plus en plus immersif. Le spectateur est en effet plongé dans un monde parallèle auquel il peut prendre part en tenant un rôle.

Il me semble que l’art développe, dans un même temps et de manière analogique, les mêmes caractéristiques que les jeux vidéo, à savoir le caractère immersif souvent dû à un travail intermédiale ainsi que la participation de plus en plus présente du spectateur.

Bernard Guelton parle de « [...] mise en concurrence de deux ou plusieurs médias [...]15 » au sujet de l’intermédialité. Et, pour lui, cette concurrence « [...] peut contribuer à la mise en place d’un jeu de feintise, faire appel à l’imagination du spectateur ou du lecteur à partir des éléments concordants ou discordants, absents ou simplement probables16. » Il sous-entend par-là que l’intermédialité amène naturellement des concordances ou discordances qui soulèvent des questionnements et donc une participation cognitive de la part des spectateurs. Ces écarts inévitables entre plusieurs médias rassemblés poussent le spectateur à faire des liens entre les différents éléments de manière plus intense que s’il avait été face à une fiction proposée à travers un seul médium.

Pour résumer, je crois que, à la suite de Marie Fraser, Marie-Laure Ryan ou encore Bernard Guelton, nous pouvons avancer l’idée que l’art contemporain tend de plus en plus vers cette intermédialité inhérente à l’effervescence des nouvelles technologies. Plus la technique se diversifie et plus nous voulons l’exploiter dans ses formes multiples. Par ailleurs, les nouveaux médias et en particulier Internet, ont, je crois, modifié notre manière de communiquer ; ceci se répercute directement dans l’art en produisant des formes de plus en plus immersives et participatives ce qui, à mon sens, favorise la fiction. Ainsi, les artistes travaillant la question du récit et de la narration s’éloignent de manière inéluctable d’une forme trop linéaire et d’une textualité classique, pour se diriger vers des formes plus éclatées exploitant les capacités de plusieurs médias de manière simultanée.

1. GUELTON Bernard (dir.), Les arts visuels, le web et la fiction, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p.14.

2. RYAN Marie-Laure, « Narration in Various Media », The living handbook of narratology, (http://www.lhn.uni-hamburg.de/article/narration-various-media/, consulté le 11/12/16). Traduit de l’anglais par mes soins.

The living handbook of narratology (LHN) est basé sur le Handbook of Narratology édité par Peter Hühn, John Pier, Wolf Schmid et Jörg Schönert et publié pour la première fois par Walter de Gruyter en 2009. Le LHN est une publication électronique à accès libre sur internet. Celle-ci met à disposition de ses lecteurs les 32 articles contenus dans la version imprimée d’origine. Le LHN développe continuellement son contenu original en ajoutant de nouveaux articles sur d’autres concepts et théories fondamentaux pour la narratologie et l’étude du récit en général, d’où l’addition du terme living à l’ouvrage original. (http://www.lhn.uni-hamburg.de, consulté le 11/12/16).

3. GUELTON Bernard (dir.), Fictions & Médias. Intermédialités dans les fictions artistiques, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p.8.

4. GUELTON Bernard (dir.), Images et récits. La fiction à l’épreuve de l’intermédialité, Paris, L’Harmattan, 2013, p.12.

5. Ibid., p.12.

6. RYAN, « Narration in Various Media », The living handbook of narratology, op. cit., traduit de l’anglais par mes soins.

7. Ibid., « Narration in Various Media ».

8. Ibid., « Narration in Various Media ».

9. ONG Walter Jackson cité par RYAN, « Narration in Various Media », The living handbook of narratology, op. cit., traduit de l’anglais par mes soins.

10. RYAN, « Narration in Various Media », The living handbook of narratology, op. cit., traduit de l’anglais par mes soins.

11. RYAN Marie-Laure, « Mondes fictionnels à l’âge de l’internet », in GUELTON (dir.), Les arts visuels, le web et la fiction, op. cit., p.66.

12. RYAN Marie-Laure, Avatars Of Story, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2006, p.xii. Dans ce livre Ryan embrasse une définition transmédiale du récit en décortiquant la narration à travers les anciens médias comme les nouveaux et étudie l’utilisation de ces médias pour créer de la fiction.

13. LANDOW George cité par RYAN, Avatars of story, op. cit., p.xv.

14. Cf. FRITEL Jérôme, Jeux vidéo - Les nouveaux maîtres du monde, France, ARTE France/Bonne Compagnie, 2014, 77min, couleur, 15/11/16, (https ://www.youtube.com/watch?v=ZgF0lCgyAt8, consulté le 18/01/17)

15. GUELTON (dir.), Images et récits. La fiction à l’épreuve de l’intermédialité, op. cit., p.12.

16. Ibid., p.17.

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