l'île est dans notre tête

Qu’est-ce que la fiction ? Comment reconnaître une fiction d’une non-fiction ? La non-fiction correspond-elle strictement à la réalité ? Y a-t-il différents degrés de fictionnalité ?

On observe les mêmes problématiques dans notre rapport aux récits visuels qui relèvent de l’énigmatique. En effet, il y a, dans ce type d’œuvres, une tension vivace entre réalité et fiction. Parfois incompréhensibles, d’autres fois incohérentes, c’est surtout lorsque ces œuvres sont suspicieuses que cette tension est présente. Lorsqu’il est difficile pour le spectateur de savoir si l’artiste nous livre un récit qui sort uniquement de son imaginaire ou si l’œuvre est composée de documents réels. Plus que d’une dichotomie binaire discutable entre réalité et fiction, il me semble qu’il est plus question de degrés de fictionnalité. Entre la pure réalité et la pure fiction, il y a, à mon sens, de nombreuses nuances. Une œuvre peut par exemple être fictive mais se fonder sur des faits réels, ou être fictive et totalement irréelle comme les films de science-fiction.

 

Toutes ces questions sont aussi celles que se pose Lorenzo Menoud dans son ouvrage Qu’est-ce que la fiction ?

On a tendance à assimiler la fiction au mensonge ou à la feintise ; or, comme l’écrit Menoud : « [...] dans le mensonge, ce que Schaeffer appelle la feintise sérieuse, il y a l’intention de tromper l’autre, la volonté de dire le faux en sachant que c’est faux, ce qui n’est pas le cas de la fiction1. » Il est question dans les deux cas d’imitation, cette dernière étant pour Menoud « [...] une technique générale que la feintise "sérieuse" et la feintise ludique partagée (la fiction) utilisent différemment, puisque cette dernière ne vise pas à abuser celui auquel on s’adresse2. »

Dans cet ouvrage, Menoud tente de définir la fiction, étape par étape, en avançant un argument pour ensuite le contredire et ainsi se rapprocher, petit à petit, d’une définition plus fine de la fiction. Il commence par avancer l’idée qu’on peut déterminer si une œuvre littéraire est fictionnelle grâce à ses paramètres discursifs. Il reviendra ensuite sur cet argument en nous mettant en garde sur le fait que : « Il ne faut donc pas confondre des symptômes de fictionnalité avec ce qui fait qu’un texte est (ou non) fictionnel3. » Est-ce alors la sémantique d’un texte qui en ferait une œuvre de fiction ? On pourrait penser, en effet, que les textes de fictions seraient ceux qui n’ont pas de référent réel, Menoud écrit à ce sujet : « La référence et la valeur de vérité sont donc des caractéristiques déterminées par les relations du texte au monde, relations qui seraient inexistantes (ou suspendues) dans les textes de fiction4. » L’argument, ici, serait qu’un texte est fictionnel s’il ne fait pas référence au réel, or « [...] la réalité elle-même peut être objet d’imagination5 », une fiction pouvant très bien se fonder sur des faits réels comme les films de fiction réalistes ou les romans historiques.

Si la distinction entre fiction et non-fiction n’est ni textuelle ni sémantique, Menoud propose que cette différence réside dans l’intention de l’auteur. En effet, il n’est pas possible de feindre quelque chose sans avoir l’intention de le faire. Cependant ce serait « [...] obscurcir ce qu’il y a de particulier aux histoires et qui ne dépend pas de la personne qui les raconte6 ». Ici, Menoud commence donc à inclure le lecteur. Peut-être est-ce lui qui détermine si une œuvre est fictionnelle ou non ? Ce serait alors une question de réception, mais aussi de contexte. En effet, Menoud prend l’exemple des mythes grecs : « Les anciens mythes grecs sont de la fiction pour nous alors qu’ils étaient de la non-fiction pour les Grecs de l’Antiquité7. » Tout pourrait être lu comme de la fiction mais tout n’est pas fiction. Il serait peut-être alors question de « consensus fictionnel8 » pour reprendre les mots de Genette, soit d’une institutionnalisation collective de tel ou tel texte comme fictionnel ou non, Menoud a écrit à ce propos : « [...] nous avons lu (et écrit) certains textes comme des fictions et continuons collectivement à les accepter ainsi [...]9». C’est ce qu’il appelle aussi l’ontologie10 partagée : « [...] l’ontologie partagée [...] est un facteur déterminant pour classer les textes dans la catégorie de fiction et de non-fiction11. »

Résumons, d’après Menoud, la distinction fiction, non-fiction ne serait alors ni d’ordre textuelle, ni sémantique, aussi, elle ne dépendrait ni exclusivement des intentions de l’auteur, ni exclusivement de la réception du lecteur, mais peut-être plus d’une décision collective entre les deux et a fortiori au sein même de la société, au sujet du caractère fictionnel ou non d’un texte.

C’est ensuite que Menoud évoque l’hypothèse de Kendall Walton par rapport à la fiction : « La fiction (littéraire ou non) se définit selon lui comme "toute œuvre dont la fonction est de servir de support (prop) dans des jeux de faire-semblant (make-believe)12."  » Tout commence selon Walton avec les jeux de notre enfance qui utilisent certains objets comme supports pour notre imagination. La théorie de Walton est ainsi décrite par Menoud : « Sa thèse consiste alors à dire que nos interactions avec les œuvres d’art représentationnelles sont la continuation de notre activité enfantine13. » Pour Walton, ces œuvres sont, elles aussi, des supports, soit « [...] un objet qui de par sa propre existence crée des propositions fictionnelles14. » Mais là encore, il faut qu’il y ait un accord entre les participants : que tel objet fonctionne comme support collectif pour un jeu de faire semblant. Dans un jeu d’enfant, on décide par exemple que tel rocher soit le château ; pour des œuvres d’art, Menoud précise que : « Il s’agit plutôt de "métarègles" implicites indiquant à quelles sortes de jeux on peut ou on doit jouer avec les objets en question15. » Ces métarègles peuvent à mon sens s’incarner, par exemple, dans les récits autorisés d’une œuvre, un titre pouvant suggérer de considérer les choses présentées de manière différente.

D’autre part, Walton fait une distinction entre ce qui est de l’ordre de la représentation et de la non-représentation. Entre une œuvre et un objet réel par exemple. Si l’on s’imagine que le rocher est un château, ce n’est pas parce que le rocher est fictionnel, tandis que pour lui, les œuvres représentationnelles « [...] ont été créées spécifiquement dans le but d’être utilisées comme supports dans des jeux d’un certain type16. » Aussi, pour Walton : « [...] toute œuvre dont le rôle est de nous faire imaginer est une fiction [...]17 ». Pour Walton, une image est une fiction par définition puisqu’elle a été créée pour faire-semblant dans le sens d’une mimesis. C’est à partir de là que sa théorie devient critiquable, en effet, si l’on peut retenir le caractère fictionnel des œuvres d’art visuelles en termes de faire-semblant, en revanche il n’est pas systématique qu’une peinture, qu’une sculpture ou qu’une photographie soient fictionnelles.

Pour Menoud en revanche, seuls les textes et le cinéma peuvent être fictionnels (ou non-fictionnels), en effet pour lui : « Peut-être fictionnel (ou non-fictionnel) tout ce qui s’apparente à un discours, c’est-à-dire à un "objet" (intentionnel ou non) qui dirait quelque chose. [...] un discours est une unité constituée par une suite formant un message ayant un commencement et une clôture18. » Ainsi : « L’absence de toute succession temporelle et de toute structure spatiale multiple interdit d’y avoir un quelconque acte de langage (affirmation, supposition, narration, etc.) ou le déroulement d’un discours19. »

Or, je crois au contraire qu’il est possible de proposer une fiction autrement que sous une forme linéaire, comme le suppose Menoud, c’est ce qui se passe dans le cadre des récits visuels qui, à mon sens, peuvent justement proposer des fictions éclatées tant au niveau de la logique que du médium. Aussi, la fiction n’a pour moi pas nécessairement de début ni de fin, hormis ceux que lui donne le spectateur.

 

En conclusion, Menoud écrit que « [...] la fiction est la mise en forme institutionnelle et sociale de notre envie de raconter des histoires dans un cadre ontologique donné20. » La fiction englobe donc l’ensemble des aspects que nous avons vu précédemment, mais en les associant les uns aux autres. Ainsi, une fiction est bien une mise en forme, qui est parfois reconnaissable de manière discursive et qui est construite par son auteur dans le but de raconter une histoire. Nous avons, en effet, un besoin et un désir commun de raconter et d’écouter des histoires, ceci est bien visible durant l’enfance et on suppose que cela continue à l’âge adulte. La fiction prend ainsi place dans un cadre social commun, au sein duquel nous partageons des vérités et acceptons l’existence d’un domaine d’objets universel.

Enfin, l’un des aspects essentiels de la fiction est son apport cognitif. Menoud le souligne en se référant au travail de Jean-Marie Schaeffer, citant lui-même Iouri Lotman : la fiction « [...] permet d’apprendre un comportement sans en être soumis à la sanction immédiate de la réalité ; elle nous apprend à modéliser des situations susceptibles de se présenter à l’avenir ; et enfin, elle nous permet de nous habituer peu à peu à des situations dysphoriques que nous devons affronter dans la vie réelle21. » Nous retiendrons surtout le deuxième point. En effet, la fiction, nous l’avons vu, nous pousse à imaginer le déroulement futur d’une histoire. En outre, il me semble que l’intérêt, dans notre cas, de la fiction dans les récits visuels tient au flottement dans le degré de fictionnalité. C’est lorsque nous ne savons pas précisément le statut de ce que l’artiste nous livre que nous embrayons sur des mécanismes cognitifs tels que l’investigation de façon à lever le voile sur ce qui est présenté, ou du moins à le désambiguïser, tout en stabilisant le déséquilibre psychique que crée cette ambiguïté.

1. MENOUD Lorenzo, Qu’est-ce que la fiction ?, Paris, Vrin, 2005, p.8.

2. Ibid., p.8.

3. Ibid., p.10.

4. Ibid., p.10.

5. Ibid., p.10.

6. Ibid., p.16.

7. Ibid., p.17.

8. GENETTE Gérard cité par MENOUD, ibid., p.21.

9. Ibid., p.31.

10. « Par "ontologie" nous considérons à la fois un domaine d’objets dont l’existence est communément acceptée et un domaine de vérité partagé. » : ibid., p.32.

11. Ibid., p.35.

12. Ibid., p.22.

13. Ibid., p.22.

14. Ibid., p.22.

15. Ibid., p.22.

16. Ibid., p.24.

17. Ibid., p.24.

18. Ibid., p.53.

19. Ibid., p.53.

20. Ibid., p.58.

21. LOTMAN Iouri cité par MENOUD, ibid., p.60.

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