l'île est dans notre tête

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Vue de l’exposition Portrait of a Young Man, Bass Museum, Miami, 2011

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. Studies into the past, 2014

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3. Studies into the past, 2014

Le travail de Laurent Grasso m’apparaît comme éminemment énigmatique. Il tente, en effet, de rendre le statut des objets qu’il présente le plus flottant possible, tout en abordant des univers de références et des thèmes de travail fortement liés au mystère et à la croyance, mettant ainsi le spectateur dans une posture de suspicion.

 

Laurent Grasso le dit lui-même à propos de son exposition Soleil Double à la Galerie Perrotin (06/09/14 - 31/10/14) : « Ce flottement peut être produit par différents mécanismes. D’une part on ne sait pas comment les choses sont fabriquées, on ne sait pas de quelle période elles viennent, on ne sait pas s’il s’agit d’objets historiques empruntés à un musée ou s’il s’agit d’un livre réellement ancien. Chaque objet contient une espèce d’énigme, et l’exposition aussi1. »

Ces ambiguïtés se retrouvent dans toutes les expositions de Laurent Grasso, prenons pour exemple l’une des salles de son exposition Portrait of a Young Man au Bass Museum à Miami (29/10/11 – 12/02/12) :

Sur un même mur, étaient présentées côte à côte quatre peintures à l'huile, de facture plutôt ancienne, une grande sérigraphie ainsi qu’une sculpture placée face à ces peintures. Sur la première toile figurait un paysage de forêt dans lequel une nuée d’oiseaux prend son envol. La scène paraît irréaliste, le peintre y a sûrement représenté une image rêvée ou un événement surnaturel. À droite de cette toile, une peinture à l’huile représente un saint, si l’on en croit sa tenue et son auréole. Il regarde vers le ciel, la main sur le cœur et semble touché par ce qui pourrait être une manifestation divine. Au centre se trouve une grande impression argentée, on y perçoit ce qui semblent être des étoiles dans la galaxie. À côté de cette sérigraphie, de nouveau une peinture à l’huile. Cette fois y figurent la Vierge et l’enfant ainsi que deux autres personnages à leurs côtés. La scène est en intérieur, deux ouvertures laissent voir le paysage en arrière-plan. La peinture la plus à droite représente, quant à elle, ce qui semble être une éclipse. Un cercle noir est entouré d’un halo de lumière incandescent, le ciel est menaçant, le paysage rougeoie à cause de ce phénomène naturel. Enfin, la sculpture en pierre au milieu de la salle représente également la Vierge et l’enfant.

Mais en quoi consiste donc l’intervention de l’artiste ? Qui a réalisé ces peintures qui semblent dater de la Renaissance ? La sérigraphie est-elle la seule réalisation de l’artiste ? Les peintres du XVe siècle peignaient-ils des éclipses ? Cet envol d’oiseaux a-t-il eu lieu ?

 

Il s’avère que, pour cette exposition, Laurent Grasso a réalisé un accrochage mêlant des œuvres de la Renaissance et du Moyen-Âge tardif sélectionnées dans la collection du Bass Museum avec des peintures issues de sa série Studies into the past, ainsi que des vidéos, des installations en néons et des sculptures. Marie Fraser nous éclaire sur cette série de peintures dans le catalogue de l’artiste Urinaborg : « Studies into the past est le titre générique d’un projet conceptuel qui regroupe des dessins et des huiles sur panneau de bois, au style et à la facture inspirés des peintres flamands et italiens des XVe et XVIe siècles. Les références caractéristiques de l’époque, sont mélangées à des éléments du futur, phénomènes étranges et célestes, issus des films (de l’artiste) : éclipses, aurores boréales, météorites, nuage d’oiseaux ou de fumée, pierre lévitant au-dessus du paysage. Ce mélange des temps passés, présents et futurs, a pour objectif de produire une fausse mémoire historique2. » On notera que le titre de cette exposition au Bass Museum : Portrait of a Young Man fait d’ailleurs, lui aussi, référence à un titre assez répandu dans les champs de l’histoire de l’art et de la littérature.

On trouve, dans le catalogue Urinaborg, le détail des cinq œuvres dont je parle plus haut. La première et la dernière peinture sont issues de la série Studies into the past tandis que les deux autres toiles et la statue sont de vraies œuvres datant de la Renaissance.

Comme pour toutes les peintures de Studies into the past, ces deux peintures évoquent, elles aussi, une vidéo de l’artiste : ici la première peinture fait référence à la vidéo Horn Perspective dans laquelle le spectateur est embarqué dans un long travelling à travers une forêt. Des nuées d’oiseaux venant brouiller le champ de vision, leur apparition est brève, très floue, on ne discerne pas vraiment ce qu’il se passe. La deuxième peinture est, quant à elle, reliée au film Éclipse.

Il y a un véritable mélange des temps et de l’Histoire. Dans une même exposition, vous pouvez observer les mêmes phénomènes à travers des médiums d’époque et de nature différentes. Le spectateur est donc fatalement amené à se poser des questions. Tout d’abord parce que ces phénomènes font souvent référence à des catastrophes naturelles ou fantasmagoriques qui, dans tous les cas, possèdent un caractère éminemment énigmatique. Mais aussi parce qu’il est difficile de dater ce qu’on a sous les yeux. Ce genre d’ambiguïtés amène des incohérences temporelles et l’on peut être alors surpris, voir suspicieux, quant à la représentation d’aurores boréale au XVe siècles par exemple. Ces doutes vis-à-vis des peintures de la série Studies into the past sont compréhensibles quand on sait que Laurent Grasso a fait appel à des spécialistes : des restaurateurs, qui ont pris soin d’utiliser les techniques et les matériaux présents à l’époque pour réaliser les peintures et les dessins de cette série.

On comprend que de multiples décalages se créent, que ce soit au niveau des temps historiques ou au niveau de la chose représentée et de la technique utilisée pour la représenter. L’artiste évoque cet aspect dans un entretien mené par Marta Gili pour le catalogue Urinaborg : « Des phénomènes montrés dans mes vidéos remplacent des phénomènes religieux habituellement représentés dans l’histoire de la peinture. C’est une façon de reconstruire l’histoire et le passé, en créant une fausse mémoire historique, l’important étant de produire un décalage, un vertige temporel face à un objet qui semble venir d’une autre époque — car il est réalisé d’une manière très historique — tout en rappelant un des phénomènes vus dans mes vidéos3. » Il ajoute que ses œuvres « [...] peuvent opérer de microdécalages afin de susciter des doutes, de jouer avec les mécanismes de la paranoïa, de l’ambiguïté, de la croyance, de la rationalité, de la fiction ou de la vérité4. »

Laurent Grasso joue beaucoup de cette dualité entre factuel et fictionnel. Le spectateur est constamment mis devant des choses qu’on essaye de lui faire croire mais qui sont douteuses, il doit essayer de remettre les choses en perspective, de différencier le vrai du faux. L’artiste travaille donc sans cesse sur la double signification des choses et le manque d’informations. Il le dit lui-même : « [...] beaucoup de mes œuvres entretiennent un rapport avec une réalité autre, parallèle5. » À travers ses expositions, l’artiste tente justement de « [...] matérialiser un dialogue avec ces réalités parallèles6. »

Mathilde Roman évoque très bien cet entre-deux caractéristique des œuvres de l’artiste : « L’expérience artistique chez Laurent Grasso se construit dans cet entre-deux, jouant avec le désir du spectateur d’y croire, de se laisser happer par l’image, tout en le ramenant dans le réel de sa présence dans l’espace d’exposition. L’interruption et le suspens de la projection mentale font partie d’une stratégie de mise en mouvement du regard et de la pensée7. » Ce dernier point est clairement analysé par Marie-José Mondzain dans son ouvrage Images (à suivre) : « Il y a une paralysie nécessaire pour que la mise en mouvement soit enfin inattendue et au meilleur de sa turbulence. Méduser, c’est mettre le sujet en suspens, suspendre le cours trop fluide de ses attentes et de ses habitudes pour lui remettre en main propre son pouvoir d’orientation8. »

Enfin, cette phrase de Mathilde Roman résume à mon sens assez bien la pratique de Laurent Grasso : « Ses pièces se trouvent sur les lieux de l’illusion mais en creusant un écart, en introduisant du doute, en incitant à changer de place, à se détacher de l’état de fascination initial et à découvrir d’autres strates de l’œuvre9. »

1. Galerie Perrotin, « Miracle ou Catastrophe ? : Conversation around the work of Laurent Grasso », YouTube, (https ://www.youtube.com/watch?v=6_fizSFd_es/, consulté le 11/12/16).

2. FRASER Marie, « Notices », in Laurent Grasso. Urinaborg, cat. expo., Paris/Montréal, Jeu de Paume/Musée d’art contemporain de Montréal/Skira Flammarion, 2012, p.102.

3. GILI Marta, « Entretien avec Laurent Grasso », in Laurent Grasso. Urinaborg, op. cit., p.124.

4. Ibid., p.125.

5. Ibid., p.125.

6. Ibid., p.125.

7. ROMAN Mathilde, « Des dispositifs du suspens », in Laurent Grasso. Urinaborg, op. cit., p.176.

8. MONDZAIN Marie-José cité dans la note de bas de page

n°3 par ROMAN, « Des dispositifs du suspens », in Laurent Grasso. Urinaborg, op. cit., p.180.

laurent grasso

9. ROMAN, « Des dispositifs du suspens », in Laurent Grasso. Urinaborg, op. cit., p.176.