l'île est dans notre tête

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. The children are sleeping ; The doctors are sleeping Dr. med. Jürgen W. Bauer Dr. med. Axel Jung, 2013

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. What the living do, 2016

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3. What the living do, 2016

Les sculptures ou plutôt les objets de Jason Dodge sont essentiellement, si ce n’est toujours disposés, dans des espaces dépouillés. Au premier regard, les salles d’exposition qu’investit Jason Dodge nous paraissent désespérément vides. Seuls y résonnent ces objets, traces, signes et indices d’une réalité passée ou future mais toujours insaisissable dans le moment présent. On pourrait très vite passer à côté de son travail, et blâmer ce minimalisme conceptuel si l’on ne prenait pas le temps de lire les récits autorisés qui accompagnent ses œuvres. En effet, chacune de ses pièces est associée à un mot, une phrase, un petit texte qui s’émancipe du simple titre inscrit sur un cartel pour devenir le point de départ d’un récit entre les objets et ces écrits.

C’est bien la distance, l’écart « [...] entre les mots et les choses [...]1 »  qui donnent du sens à ses installations simples composées d’objets du quotidien assemblés. Ces objets deviennent alors presque bavards, poétiques.

 

Prenons pour exemple une pièce de l’artiste dont il existe de nombreuses versions. Physiquement, cette œuvre se matérialise sous la forme de quelques coussins disposés çà et là, dans une pièce complètement vide. Le potentiel narratif intrinsèque à un coussin n’est pas, en soi, d’une très grande puissance et dans un contexte d’exposition, de simples coussins ne semblent pas enclins à dire quoi que ce soit sur leur fonction et la raison de leur présence. Mais ce serait omettre le cartel associé à ces objets. En effet, la description de ces œuvres et surtout leurs titres sont travaillés d’un point de vue davantage littéraire que descriptif. Dans le cas des coussins, le titre change selon les expositions :

 

« A pillow that has only been slept on by the mayor of Nuremberg / The Mayor is sleeping / Pillows that have only been slept on by acrobats (purple) and Pillows that have only been slept on by Ornithologists (light-blue) / Pillows that have only been slept on by doctors, The doctors are sleeping / Pillows that have only been slept on by children, The children are sleeping / Pillows that have only been slept on by a knife maker, The knife maker is sleeping2 »

 

Un écart se crée entre ces phrases et ce que l’on voit. C’est précisément dans cet écart que le potentiel narratif prend toute son ampleur. C’est à la lecture de ces quelques mots que les coussins semblent nous dire autre chose que leur simple matérialité et deviennent des sortes de terreau fictionnel. Le spectateur se met à en interpréter les creux, les plis ou les espaces qui les séparent. Il se met à imaginer l’histoire qui les entoure. Pourquoi ces coussins sont-ils ici ? Qui sont ces docteurs, ces enfants ou ces acrobates ? Ont-ils vraiment dormi ici ? Est-ce que ces coussins sont la trace d’une performance ou d’une action réelle ?

 

Bien plus qu’une description de l’œuvre, ces textes en apportent une partie essentielle. L’association des deux nous livre un récit extrêmement ténu, qui repose sur la propension des spectateurs à se raconter des histoires, à combler le vide qui se tient entre les mots et les choses. D’après Wolfgang Iser, « le texte dans sa facticité, est une pure virtualité, son actualité, il ne pourra la trouver que dans une conscience3. »

Jason Dodge se sert du vide comme élément moteur de micro-récits, et plus précisément de cet intervalle entre l’objet et sa légende, ainsi qu’en témoignent ses propos : « En général, ce sont les gens, les sujets qui manquent dans ce que je crée. » explique Jason Dodge, « je te parle d’eux mais ils ne sont pas là. C’est comme si j’utilisais le sentiment de perte en tant que matière4. »

 

Quand j’ai su qu’il y avait une exposition personnelle de Jason Dodge à l’IAC de Villeurbanne, je n’avais qu’une hâte, aller y expérimenter les œuvres de l’artiste in situ.

Je me rends donc à cet Institut d’Art Contemporain, prends mon ticket et me dirige vers l’exposition, feuillet de l’exposition en main.

 

Behind this machine anyone with a mind who cares can enter. (Derrière cette machine tout esprit attentif peut entrer.)5

 

Je rentre dans la première salle.

À ma gauche, un amas de feuilles mortes, de terre et autres détritus. Dans le reste de la salle, d’autres déchets et petits objets sont amassés le long des murs. Le sol est jonché de feuilles d’arbres, de petits bouts de papiers et d’autres petits objets épars comme déplacés çà et là par le public, leurs mouvements ou d’autres aléas relatifs à une exposition.

Connaissant le travail de Jason Dodge je cherche un cartel, mais il n’y en a aucun. Je jette donc un coup d’œil sur le feuillet. Seuls deux titres sont associés à l’ensemble des six salles de l’exposition. Les salles 1, 3, 4, 5 ainsi que le Hall Nord sont intitulées What the living do, tandis que la salle 2 s’intitule Rose light to white light to rose light over and over by hand.

 

What the living do, soit, ce que fait le vivant, quelle trace laisse-t-il ?

Le titre n’est pas aussi marquant ou évocateur que ce que j’espérais.

J’attends de voir la suite.

Je m’avance vers la salle suivante, qui s’apparente d’ailleurs davantage à un passage. Deux miroirs y sont suspendus au plafond. À droite, une porte de placard est entrouverte laissant dépasser un climatiseur diffusant de l’air froid. Un petit sac en tissu accroché sur ce climatiseur semble contenir des feuilles ou quelque chose que le climatiseur diffuserait.

J’avance encore, attirée par une lumière rose. Des néons blancs sont fixés sur un côté du plafond tandis que sur l’autre moitié y sont installés des néons de couleur rose. Au sol, une boîte de néons est posée non loin d’un échafaudage. Je m’imagine quelqu’un en haut de la structure métallique en train de changer les néons à l’infini.

J’emprunte l’ouverture sur la gauche, je me retrouve de nouveau dans l’installation What the living do. Les objets sont différents, moins de feuilles mortes et davantage de produits manufacturés. Ces derniers sont concentrés, comme pour former de petits ensembles. J’essaye de faire des liens au sein de ces amas. De trouver des cohérences, de faire des ponts entre tel ou tel objet. Il y a deux ouvertures sur le mur du fond. Celle de gauche est encombrée par plusieurs cartons et caisses en plastiques. Deux de ces cartons sont remplis de foin dans lequel on perçoit quelques œufs, l’autre carton est rempli de grelots métalliques. Les caisses en plastiques empilées l’une sur l’autre contiennent des bouteilles d’eau minérale non entamées. Je décide d’enjamber cet ensemble d’objets.

Je me retrouve dans la quatrième salle de l’exposition. Ici, les déchets sont disséminés au sol de manière beaucoup plus éparse. Les objets sont beaucoup plus ténus, ce sont des bouts de papiers, des tickets de transport, quelques pièces de monnaie, des billets de banque, des tickets de caisse. C’est comme si on avait éclaté au sol le contenu de plusieurs portefeuilles. Les langues sont différentes : allemand, français, anglais, arabe, espagnol, on y trouve de tout. Je reste longtemps à observer ces petits bouts de papiers comme pour chercher un indice, quelque chose qui va m’amener vers autre chose.

J’emprunte une nouvelle ouverture. Je rentre dans un espace beaucoup plus grand, de grandes verrières au plafond mettent en lumière quatre objets de couleur jaune laissés à l’abandon au milieu de cette pièce vide. Un tissu, une bâche, un sac plastique et un paquet de litière pour chat. Il n’y a pas grand-chose d’autre dans cette salle à part des noyaux d’abricots dans un bocal et d’autres posés sur un tissu poussiéreux. Qui donc a mangé ces abricots ? Il y a aussi un distributeur de désinfectant pour mains accroché au mur.

Je rentre enfin dans ce qui sera la dernière salle de cette grande installation What the living do. Ici, des objets plus massifs, plus présents visuellement. Le long d’un mur sont accumulés ce que je m’imagine être les restes d’un feu d’artifice. Des tas de boîtes de fusées et de pétard vides. Juste à côté, des bouteilles en verre salies au niveau de l’embouchure par un dépôt noir, laissent penser qu’un hypothétique artificier les aurait utilisées comme base de lancement pour ces fusées. Non loin de cet ensemble, un casque de soudeur est posé au milieu des débris d’une bouteille en verre, comme si quelqu’un avait enfilé ce casque avant de se briser la bouteille sur la tête. Dans le reste de la salle, on trouve plusieurs tas d’objets en tout genre, du maquillage des peignes, des objets cassés, usés, utilisés, mais aussi un amas de pièces de monnaie qui semble avoir été rassemblées ici à l’aide d’un balai, laissant autour de lui un périmètre sans saletés ni poussières.

Cette dernière salle me semble beaucoup plus bavarde que les précédentes. J’ai l’impression qu’il y a des associations d’objets plus explicites qui m’amènent plus facilement à de micro récits. Ou peut-être est-ce simplement à force de voir des objets que mon imagination s’est accrue.

De nombreuses questions me viennent. À qui sont tous ces objets ? Est-ce que l’artiste les a collectés sur place ou les a-t-il ramenés ? Comment a-t-il pensé leurs agencements ? Y a-t-il eu une sorte de performance dont tous ces éléments formeraient la trace ?

Je remarque que le feuillet de l’exposition, que je n’avais pas encore lu dans son intégralité, comporte une série de questions dont voici quelques extraits :

 

« Qu’est ce qui attire votre attention dans cet espace ?

Que s’est-il passé ?

À quoi voit-on que l’on est vivant ?

Avez-vous regardé par la fenêtre ?

Comment donne-t-on sens aux signes ?

De quoi ces objets sont-ils les indices ? »

 

Je ne sais pas quel statut ont ces questions, ou si c’est l’artiste qui les a écrites. J’ai l’impression qu’elles ont pour but d’aider le spectateur à s’interroger, à l’aider à comprendre l’œuvre.

Je croise une des gardiennes de l’exposition et décide de lui poser des questions.

Elle a mon âge, le dialogue se fait facilement et de manière décomplexée.

Je décide de l’enregistrer au bout de quelques minutes.

 

HÉLOÏSE COLRAT/Bon je résume, tu m’as dit que ça avait été lui le scénographe de l’exposition, qu’il avait décidé de la circulation et du découpage des salles. Tu m’as aussi dit qu’il récupérait tous ces objets depuis dix ans, c’est bien ça ?

GARDIENNE/Oui, ça fait dix ans qu’il les collecte un peu partout, surtout en Europe, mais aussi mondialement. Il les a trouvés dans la rue mais il y a aussi des achats, des choses qu’on lui a offert, il a aussi travaillé en partenariat avec des étudiants.

HC/Comment a-t-il décidé de placer ces objets ? Est-ce que c’est issu d’une performance, est ce qu’il y a réfléchi avant ou est ce qu’il a fait ça sur place, muni de tous ses objets en attribuant des places à chacun d’entre eux ?

G/Il a d’abord fait un travail en amont, c’est comme ça que les espaces ont été modifiés selon ses plans. Quand il est venu avec tous ses objets, il avait déjà réfléchi à leur disposition générale. Dans l’explication qu’on nous a faite de l’exposition, il était question d’une atmosphère différente pour chaque pièce. Ici par exemple, on va trouver tout ce qui a un rapport avec la nature, le biologique.

HC/Dans la première salle ?

G/Oui. Il y a l’oiseau mort, beaucoup de papiers aussi.

HC/Un oiseau mort ?

G/Oui, enfin un oiseau empaillé, ou plutôt un faux oiseau empaillé, juste ici.

HC/Ah oui, je ne l’avais pas vu. C’est vrai qu’il y a plus de feuilles mortes dans cette salle que dans les autres.

G/Il avait aussi cette volonté de mettre les objets le plus près du mur. Il n’a pas fait un tas. Dans cette salle (salle 3) il a rassemblé tout ce qui touche à l’industriel, tout ce que l’on jette alors qu’on pourrait le réutiliser, c’est pour ça qu’il y a plein d’objets encore emballés, des choses qui n’ont pas encore été ouvertes.

HC/Ah oui, j’avais remarqué ce détail. Et ici c’était plutôt une salle (salle 4) sur le voyage ?

G/Cette salle évoque plutôt un aspect financier, il y a de l’argent, des tickets, tickets de métro, d’avion, un peu de tout. Au début il y avait plein de billets de banque, de Martinique, des dollars aussi, mais il y a eu des vols dans l’Institut.

Ce n’est pas expliqué, mais on ressent une atmosphère différente. Il y a une évolution, enfin ça dépend du ressenti de chacun. Il y a des personnes qui vont voir le côté naturel quand on arrive parce que c’est aussi la façon dont l’homme est arrivé sur terre, il a commencé avec les plantes, il a évolué avec les animaux, et là on est arrivé dans une salle qui reflète plus un aspect industriel.

Dans cette pièce-là (le Hall Nord) je dois avouer que l’artiste n’a pas vraiment exprimé ce qu’il avait en tête.

HC/Oui je ne sais pas non plus, je m’étais simplement dit qu’il avait associé les objets selon leurs couleurs, mais après il y a des choses plus énigmatiques (en montrant les noyaux par terre).

G/Oui il y aussi du désinfectant ici, c’est d’ailleurs la seule chose qu’on peut utiliser.

HC/D’accord.

G/On retrouve encore ces saletés au sol, la poussière etc.

HC/Oui, à ce propos, cette saleté s’est faite naturellement ? Pendant l’installation, quand il a déballé tous ces objets ou a-t-il sali les espaces intentionnellement ?

G/Non, les objets étaient déjà sales, mais c’est aussi la trace de toutes les personnes qui passent, parce que le ménage ne doit pas être fait. Moi je vois l’évolution, au début c’était quand même beaucoup moins poussiéreux. On voit finalement tout ce qu’on a sous nos chaussures, tout ce qu’on ramène. Par contre on ne peut pas déposer d’œuvres.

HC/Ah oui ?

G/Oui mais on a quand même retrouvé des tickets TCL et d’autres choses.

HC/Je n’avais pas remarqué.

G/C’est parce qu’on doit les enlever.

HC/Dans cette salle (salle 5) j’ai eu l’impression qu’il y avait des scènes beaucoup plus claires. Ici, par exemple, c’est comme s’il y avait le reste d’un feu d’artifice. Et là, je le voyais mettre ce casque sur la tête et se casser la bouteille dessus puis laisser tout en plan.

G/Je ne sais pas si c’est volontaire, c’est peut-être parce qu’il y a plus d’objets qui nous inspirent. Ici on a tout le côté make-up par exemple.

HC/Et là, c’est comme s’il avait tout balayé (en montrant un tas de pièces de monnaie).

G/Oui mais, avant, ça faisait plus un tas, je pense qu’il y a une cinquantaine de pièces qui ont été prises. Il y a eu énormément de choses volées.

HC/Les gens ne comprennent peut-être pas.

G/C’est vrai que ça attire, même moi je me suis dit bon… mais je n’ai rien pris, ça sert un peu à rien. Peut-être que les personnes voulaient ramener un genre de souvenir. Mais c’est dommage parce que l’artiste veut justement montrer qu’ils peuvent aussi ramasser ce genre de choses et les exposer chez eux.

HC/Oui.

G/En tout cas il continue à ramasser des objets.

HC/Pendant le temps de l’exposition ?

G/Non dans sa vie. Ça fait dix ans qu’il collecte des choses et je crois qu’il avait déjà exposé tous ces objets mais c’était juste un petit tas.

1. DODGE Jason, Collezione Maramotti, « Jason Dodge-Interview », YouTube, (https :/www.youtube.com/watch?v=K3cfz5zd2EQ/, consulté le 08/12/16), traduit de l’anglais par mes soins.

2. Traduction des titres en français par mes soins : Un oreiller sur lequel aurait seulement dormi le maire de Nuremberg/Le maire dort/Des oreillers sur lesquels auraient seulement dormi des acrobates (violet) et des oreillers sur lesquels auraient seulement dormi des ornithologues (bleu clair) Des oreillers sur lesquels auraient seulement dormi des docteurs, les docteurs dorment/Des oreillers sur lesquels auraient seulement dormi des enfants, les enfants dorment/Des oreillers sur lesquels aurait seulement dormi un coutelier, le coutelier dort.

3. BARONI Raphaël, La tension narrative. Suspense, curiosité, surprise, Paris, Seuil, 2007, p.41.

4. DODGE, Collezione Maramotti, « Jason Dodge-Interview », YouTube, op. cit., traduit de l’anglais par mes soins.

5. Titre de l’exposition de Jason Dodge à l’IAC de Villeurbanne, 16/09/16-06/11/16. Le titre de l’exposition reprend les derniers vers de Come on All You Ghosts (Seattle, Copper Canyon Press, 2010) de Matthew Zapruder, Poète et directeur du programme d’écriture créative au Collège Sainte-Marie en Californie. Ce poème composé de phrases sans fins coupés par de nombreux retours à ligne, nous fait osciller entre la banalité du quotidien et le surréalisme.

jason dodge