1. Capture d'écran de la vidéo Mike, 2005
2. Capture d'écran de la vidéo Mike, 2005
3. Captures d'écran de la vidéo Mike, 2005
4. Capture d'écran de la vidéo Mike, 2005
« J’ai rencontré Mike en 1999, dans un salon de l’ambassade de France à Singapour. Il a toujours été très mystérieux sur ses activités mais je comprenais que la discrétion était la base même de son métier. Insidieusement, son regard a forgé le mien et je n’ai jamais plus regardé les choses de la même manière depuis cette rencontre. Mike était un homme de l’ombre, un « acteur invisible » comme il disait volontiers. Nous nous sommes croisés à de multiples occasions mais je n’ai plus eu de nouvelles de lui depuis avril 2004 et sa boîte postale a été fermée un mois plus tard. Ses silences étaient pourtant nombreux et se terminaient toujours par un énorme éclat de rire téléphonique qui disait : « Pas encore mort ! Rendez-vous demain matin… » Je n’ai jamais remarqué qu’il filmait, je crois d’ailleurs n’avoir jamais rien compris à ses réelles activités. J’ai donc décidé de n’être qu’un simple intermédiaire et de vous livrer ces documents comme je les ai eus en main, bruts et énigmatiques. »
Ces phrases sont celles qui ouvrent la vidéo Mike d’Alain Declercq.
S’ensuit un collage d’images d’une durée de 28 minutes retraçant le parcours d’un homme entre Le Caire et Washington D.C. peu avant le 11 septembre 2001. La caméra est subjective, l’image de mauvaise qualité, ces vidéos semblent avoir été prises en caméra cachée. Parfois Mike tourne la caméra vers lui, son visage est inquiet, il nous livre des informations, ses sentiments aussi, comme un compte rendu fait à lui-même. Il mentionne différentes personnes, parle de missions et d’autres choses difficiles à interpréter. Une voix-off, certainement la sienne, nous donne ces informations en continu, le récit est opaque et l’ambiance tendue. Il y a des images prises dans un avion, dans la rue, des aéroports, dans des lieux qui semblent être choisis. Il filme aussi des personnes depuis des fenêtres de chambres d’hôtels ou dans des lieux publics. Le texte introductif sème le doute : quel statut ont ces images ? Alain Declercq semble nous les livrer telles quelles, mais alors qui est ce Mike ? Que cherche-t-il ? Il semble être en mission, mais pourquoi ? Dans quel but ?
Comme le disait Alain Declercq lui-même dans cette introduction, ces vidéos de Mike et par extension le film de l’artiste apparaissent très énigmatiques. Le statut même de la vidéo d’Alain Declercq est flou, l’ensemble devient suspect. Nous commençons à douter de la véracité de ce film, remettant en doute l’existence de ce personnage tout comme les propos de l’artiste. Nous disent-ils la vérité ?
Comme l’explique Sébastien Thiery : « Mike valut à Alain Declercq, le 24 juin 2005, une perquisition de son lieu de travail à Bordeaux effectuée par la brigade criminelle et la brigade antiterroriste le soupçonnant d’être d’intelligence avec l’ennemi. Alain Declercq dut alors dévoiler à sa dizaine d’interlocuteurs armés et, par suite, à la presse que ce film était une fiction dont il était l’auteur. Mike n’a jamais fait planer quelque mystère que ce soit, les aveux concédés par Alain Declercq lors de cette perquisition ayant eu lieu avant même que le film soit diffusé1. »
Cette vidéo a donc été montée de toutes pièces. Le personnage de Mike est totalement fictif et ce n’est que grâce à un montage précis et à une manière bien spécifique de tourner ces films qu’Alain Declercq a créé ce simulacre qui a piégé des unités de police haute placées. La fiction tient à la manière de prendre ces images ainsi qu’au montage qui les associent. Le simple fait de filmer des inconnus discutant dans la rue depuis la fenêtre d’une chambre d’hôtel en ajoutant un commentaire de type « trois hommes, un soldat et un type de l’ambassade » donne tout de suite un statut différent à la scène que l’on regarde. La simple association d’images d’aéroports et d’une voix-off se demandant où est son contact et si la mission va bien se dérouler, nous donne fatalement l’impression d’un complot. Ces associations-types sèment le trouble.
C’est aussi ce que souligne Jan Van Woensel dans son article au sujet de l’artiste : « L’artiste lui-même est passé maître dans l’art de semer le doute et le soupçon. [...] Non seulement Alain Declercq éprouve les frontières du comportement social et moral acceptable, mais il provoque les systèmes autoritaires conçus par des législateurs et régis par les forces de l’ordre. De leur point de vue, les activités de Declercq sont suspectes et très certainement dérangeantes. Tirer avec un fusil sur un B 52 en partance pour une opération militaire en Irak, se faire passer pour un espion en mission au Pentagone ou au World Trade Center, prendre clandestinement des photos des prisons et des centres de correction de la ville, maquiller un véhicule pour en faire une réplique exacte d’un véhicule de police, ou falsifier la signature et l’écriture de quelqu’un d’autre, voilà quelques-unes des activités douteuses menées par cet artiste2. »
Il me semble qu’au-delà de la simple provocation, l’artiste joue sur notre capacité à croire et à interpréter les choses. Sa vidéo Mike en témoigne. Durant mon stage3 avec Alain Declercq, ce dernier m’a appris qu’il avait été sur écoute pendant l’année précédant cette intervention à son domicile et qu’il lui avait été interdit de sortir du territoire français pendant les cinq années suivantes. L’impact bien réel de cette fiction est assez révélateur de notre capacité à s’inventer des histoires. À partir du moment où l’artiste constitue un terreau fertile et documenté par de nombreux prétendus indices, nous effectuons de manières instinctives des rapprochements, des liens et des interprétations.
Dans son installation Panoptique, l’artiste a reconstitué un espace carcéral dans le centre d’art Transpalette de Bourges. Exploitant l’architecture du lieu qui était vaguement similaire à celle d’une prison, il y a simplement rajouté des barreaux, grillages, portes blindées ainsi qu’un poste de surveillance pour maquiller les lieux. Tout se jouait dans le poste de sécurité installé dans le hall du centre d’art, six écrans y diffusaient des vidéos de surveillance prise directement dans cette prison factice. En s’y attardant un peu, on devenait le témoin d’une évasion. On y voyait de longues séquences aériennes qui semblaient restituer le moment final de la fuite d’un détenu, sa traversée de la prison et la casse de la grande verrière centrale pour rejoindre l’hélicoptère.
L’installation Panoptique a en effet servi à la fois de décor pour le tournage de ce film en huit séquences intitulé Escape, mais elle a aussi servi comme moyen de diffusion.
Là encore, le spectateur était face à un dispositif suspect qui l’amenait à se questionner sur le statut et la véracité de ces images ainsi que sur leurs temporalités. Qui dit caméra de surveillance dit vidéo en live, mais alors est-ce que cette évasion est réelle ? Se passe-t-il vraiment quelque chose sous mes yeux ? Serais-je le témoin d’un événement imprévu ?
Dans nombre de ses œuvres, Alain Declercq fonctionne ainsi, donnant au spectateur une matière énigmatique entre réalité et fiction qui amène le doute, que ce soit de la vidéo, de la photographie, de l’objet ou des espaces pensés dans leur entièreté, forçant de facto le spectateur à questionner ce qu’on lui donne à voir. Chercher plus d’indices, faire des liens, interpréter, monter son propre récit face à ce que présente l’artiste. Reconsidérer ce qui est sous nos yeux, c’est je crois, ce que cherche à nous faire faire Alain Declercq. Ses œuvres nous forcent à avoir un regard critique, à ne pas simplement assimiler ce qu’on nous donne, mais à le mettre en doute.
1. THIERY Sébastien, « Mike », in Villa Tamaris Centre d'Art, Alain Declercq : Documents, cat. expo., Montreuil/Paris, BlackJack éditions/Éditions Loevenbruck, 2010, p.128.
2. VAN WOENSEL Jan, « It’s right outside your door », in Villa Tamaris Centre d'Art, Alain Declercq : Documents, op. cit., p.100.
3. Stage de deux semaines (15/06/16-28/06/16) avec l’artiste Alain Declercq dans son atelier à Paris.