l'île est dans notre tête

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Nocturne, 2005

Nocturne se présente sous la forme de six impressions monochromes de 120x160 cm, allant du bleu nuit au bleu ciel. Sur chacun de ces aplats colorés est imprimé un texte. Ces impressions sont accrochées au mur. Un espace d’environ 40 cm les sépare les unes des autres. Cet écart physique conditionne notre façon d’appréhender ces textes, ils forment nécessairement un tout puisqu’ils font partie d’une même œuvre ; pourtant, ces écarts leur confèrent aussi une autonomie. Cela se confirme à leur lecture. Ces textes à dominante narrative apparaissent comme des extraits de romans. Des extraits qui nous plongent dans une atmosphère similaire mais dont les péripéties ne se suivent pas parfaitement, de véritables lacunes existent entre chacun de ces six textes.

D’abord, on remarque que chaque texte évoque successivement l’histoire d’un homme puis d’une femme et, ce, de manière alternée. Il, puis elle, sans prénom, ni qualification davantage identifiable que la troisième personne du singulier. Cette absence de désignation claire des personnages nous met face à une incomplétude. Qui sont ces protagonistes ? Cet il et cette elle sont-ils différents pour chaque texte ou sont-ils deux personnages uniques revenant successivement dans la narration ? Font-ils partie de la même histoire ? Se connaissent-ils dans le récit ? Ces questions autour des personnages se reportent naturellement sur l’action et sur la globalité du récit.

On se demande si ces posters correspondent à six histoires n’ayant aucun lien entre elles ou si, au contraire, elles font partie du même texte dont elles ne seraient que des fragments.

Malgré des similitudes comme cette atmosphère nocturne, la présence récurrente de voitures et de parkings, ou encore, dans deux des textes, l’évocation de meubles en velours, le décor semble pourtant changer à chaque texte.

Le fil de l’action est discontinu. Le simple fait que les posters soient physiquement séparés les uns des autres sous-entend cette discontinuité. Ces écarts sont à la fois des vides physiques et des lacunes dans le récit. Peut-être sous-entendent-ils une durée, un laps de temps qui se serait écoulé entre deux récits et dont les péripéties nous sont inconnues ? Dans ce cas, les textes feraient partie de la même histoire mais en seraient des fragments isolés dont les coupures nous laissent en suspens. Mais ce vide peut tout aussi bien figurer une scission entre chaque histoire, matérialiser leurs différences. Dans ce cas nous serions face à six histoires autonomes.

Pour chaque poster, le fragment de récit semble évoquer un moment particulier, tantôt crucial, décisif, ou à l’inverse suspendu, latent. Mais, dans tous les cas, il interroge. Que va-t-il se passer ? Quelle sera la suite ? Une tension narrative évidente se met en place. Les textes s’arrêtent au pic de l’action, au moment crucial où le lecteur espère un dénouement. Malgré le format très court de ces textes, Marcelline Delbecq arrive à placer le spectateur/lecteur dans un désir d’attente de résolution.

Quant au choix des couleurs, il me semble qu’il n’est pas anodin. Le fait que ce soit un dégradé d’une seule couleur, que les teintes se suivent et découlent l’une de l’autre, donne l’impression que les actions, elles aussi, se succèdent. On imagine que ces textes pourraient se suivre chronologiquement, suivant un ordre logique au même titre que les couleurs.

Par ailleurs, nous avons vu que les scènes décrites dans ces textes prennent majoritairement place la nuit et appellent à un dénouement imminent. Ce dégradé allant du bleu nuit au bleu ciel pourrait donc évoquer, de manière métaphorique, une nuit qui se lève, comme un suspense qui se soulève, une action qui se résout pendant la nuit.

 

Marcelline Delbecq pousse le spectateur à se poser des questions sur l’intrigue, sur les liens pouvant exister entre ces textes et la répercussion des uns sur les autres.

Toutes ces questions n’ont, semble-t-il, pas de réponses à part celles que chaque spectateur voudra bien leur donner. Ces manques dans l’information nous poussent à imaginer les causes et les effets de chacun des textes, les suites, les liens entre ces fragments de récits, de manière presque intersubjective.

 

À la lecture de la description de l’œuvre par l’artiste elle-même, j’apprends que ces six textes ont été écrits d’après une sélection de photographies de William Eggleston utilisées alors « [...] comme décors [...]1 ».

Ce photographe américain photographiait, dans les années 1970 et 1980, le quotidien au sud des États-Unis. Ces motels, supermarchés et diners apparaissent comme des décors de film. Marcelline Delbecq a exploité cet aspect pour créer ses textes. Elle part donc de photos intrinsèquement figées, qu’elle prend comme décor, pour y imaginer des scènes, des actions.

Les textes proposés au spectateur sont donc, d’ores et déjà, des projections subjectives. Les textes n’ont au final pas de lien entre eux si ce n’est le fait qu’ils sont empreints de la même atmosphère, celle des photos de William Eggleston. C’est donc à partir d’une première interprétation faite par Marcelline Delbecq, qu’à notre tour, nous allons nous approprier ces textes, les lier, pour en créer une nouvelle histoire.

 

Comme l’a écrit Candice Breitz, ces textes sont davantage liés au film qu’au roman : « Les posters Nocturne de Delbecq exigent la participation du spectateur à travers un geste délibéré et radical - elle nous demande d’imaginer un cinéma à la fois dépourvu de son et d’image2. » Bien plus que de simples extraits de romans, ils ont été écrits de toutes pièces comme de véritables séquences cinématographiques.

 

Le travail de Marcelline Delbecq est éminemment narratif. On le voit au travers de cette installation Nocturne, mais c’est aussi le cas pour nombre de ses autres projets, majoritairement tournés vers l’écriture. Aussi, les textes de Marcelline Delbecq se matérialisent à travers sa propre voix lors de lecture, mais aussi à travers celle de l’actrice Elina Löwensohn que l’on retrouve dans de nombreuses pièces sonores. La photographie autant que le piano, joué par son frère Benoît Delbecq, viennent çà et là donner une matière, une consistance différente à ses récits.

À travers ses projets, elle joue sur la « [...] potentialité cinématographique de l’écriture3 », cherchant comment un mot peut convoquer, dans notre esprit, une image et comment une phrase peut devenir une séquence qui se déroule mentalement.

On comprend que le spectateur joue un rôle important dans les pièces que conçoit Marcelline Delbecq. Elle lui confie un rôle décisif, celui de prolonger ses œuvres physiques à travers son propre espace mental. Le spectateur devient ainsi un écran métaphorique au travers duquel les différentes scènes peuvent se poursuivre.

Pour ce faire, elle crée volontairement des écarts, des vides. Entre une photographie et une bande sonore dans Daleko, ou encore lors des interludes au piano qui viennent entrecouper des couplets de lectures dans la performance West. Ces espaces bien qu’ils soient physiques sont surtout mentaux. Ce sont ces creux dans le récit au sein desquels le spectateur peut s’engouffrer.

1. DELBECQ Marcelline, « Nocturne », Marcelline Delbecq, (http://www.marcellinedelbecq.net/?p=279, consulté le 06/01/17).

2. BREITZ Candice in « Nocturne », DELBECQ, op. cit., traduction en français par mes soins.

3. DELBECQ Marcelline, « Info-bio », Marcelline Delbecq, (http://www.marcellinedelbecq.

net/?p=19, consulté le 06/01/17).

marcelline delbecq