1. Scholar’s Rock, 2013
3. Scholar’s Rock, 2013
2. La nacre de mes nautiles/Nautilus, 2013
4. L’Embarcadère, 2013
Je me souviens de cette entrevue, sorte de conférence informelle avec Louise Hervé et Chloé Maillet, au CRAC d’Altkirch dans le cadre d’un workshop il y a deux ans. Nous étions un petit groupe d’étudiants. Elles étaient venues nous parler de leur rapport au mythe. Je ne connaissais pas du tout ce duo d’artistes. La première nous dit avoir fait un parcours artistique tandis que l’autre s’est davantage consacrée à la théorie, allant de l’histoire à l’histoire de l’art en passant par l’anthropologie. Elles fondent l’I.I.I.I. (International Institute for Important Items) en 2001. Je découvre alors une œuvre extrêmement riche, faite de performances, de films ou encore d’installations. Leurs pièces constituent un ensemble, une œuvre fleuve dont chaque élément s’articule au précédent. J’ai été particulièrement interpellée par leurs performances, sortes de cours magistraux, de conférences empiriques performées par le duo dont l’autorité s’incarne dans d’impeccables tailleurs noirs. J’ai découvert simultanément leur travail et l’une de ses matérialisations : la conférence. J’en ai d’ailleurs un souvenir étrange, ne sachant plus si elles nous parlaient en tant que Louise et Chloé ou si elles étaient dans leurs rôles de conférencières. Elles ont une manière de parler qui captive et intrigue en même temps, se passant la parole de manière naturelle, leur discussion apparaissant alors comme un jeu, une partie de ping-pong.
Les performances de Louise Hervé et Chloé Maillet pourraient être perçues, de prime abord, comme de simples conférences. Mais, peu à peu, ces exposés théoriques se muent en un récit intriguant, dérivant parfois même vers la science-fiction.
Les objets dont elles partent pour élaborer leurs récits ne sont pas les outils et accessoires d’une performance actée ou prévue, mais les repères matériels d’une situation donnée pour une performance inattendue et singulière. Ces objets sont les conditions de possibilité de ces performances, ils amorcent les trames narratives et les idées théoriques qui les motivent.
On pourrait voir ces performances comme l’incarnation des récits autorisés liés aux objets qu’elles mettent en scène. Elles en deviendraient presque des cartels vivant. Sans leurs performances, ces objets seraient muets.
Prenons pour exemple leur performance intitulée Scholar’s Rock créée dans le cadre d’un solo show à la Vancouver Contemporary Art Gallery en janvier 2013. Cette exposition consistait en un seul objet placé au centre de la galerie, à savoir un dispositif d’osmose inverse, une machine habituellement utilisée pour dessaler l’eau lors de longs voyages en bateaux. Cet objet quelque peu énigmatique, d’autant plus dans le contexte d’une galerie d’art, était alors activé par les deux artistes dans le cadre de visites guidées. Ces courtes conférences, mêlant histoire, culture populaire, littérature et cinéma à mi-chemin entre l’investigation et l’inventaire, entrecoupées de commentaires personnels et de discours scientifiques, donnaient immédiatement une autre vision de cette machine au spectateur. Le titre de la performance est quant à lui lié à ces pierres aux formes taillées par les éléments de la nature, que l’on retrouve souvent dans les jardins chinois. Aussi appelés pierres d’érudits ou Gongshi, Louise et Chloé ont tourné leur récit autour de ces pierres, pour parler de manière métaphorique de la transformation de et par l’eau. Ce mélange de faits et de fiction laisse ainsi une grande part d’interprétation au spectateur. Ces visites guidées amènent, en effet, un point de vue différent sur l’objet, lui conférant ainsi un potentiel narratif nouveau.
Les deux artistes précisent, de manière assez claire, la nature des textes qui sont à l’origine de ce genre de performances lors d’un entretien tiré de la série d’interview Paroles d’artistes qui a eu lieu durant le Week-end de performances de la 12e Biennale de Lyon. Aussi, les textes écrits pour ces performances sont des montages issus de sources variées qui, comme dans l’ensemble de leur Œuvre, tentent d’articuler des éléments hétéroclites. Ces textes écrits à l’avance sont des sortes de scripts. Ils incarnent la seule trace qu’elles gardent de leurs performances. Ces textes sont donc l’une des possibilités de raconter leurs cheminements d’idées entre histoire, géographie et littérature. Elles n’en retiennent que les passages, les transitions entre les éléments et les idées, le reste c’est du flux qu’elles réimprovisent à chaque performance1.
Cette notion de script prend tout son sens lorsqu’elles font jouer leurs textes par d’autres. C’était le cas pour l’exposition Scholar’s Rock pour laquelle elles avaient travaillé à l’écriture des performances, avec la complicité de l’équipe du CAG et ainsi formé les médiateurs du lieu pour effectuer la performance en leur absence. Le statut de ces textes se rapproche des déclarations et fictions décrites par Jean-Marc Poinsot dans le sens où elles sont actualisables à la fois par leur auteur mais aussi par une tierce personne. Ces textes deviennent alors des sortes de partitions qui peuvent être jouées par d’autres personnes que les artistes elles-mêmes. L’œuvre n’est donc plus une performance singulière des deux artistes mais l’utilisation, par des personnes informées, d’un script qui accompagne l’objet et fait œuvre à travers le récit qu’il propose.
Cependant, ces scripts n’ont rien à voir avec des pièces de théâtre dans le sens d’un jeu de rôle. Bien que conscientes qu’un discours public est immédiatement théâtral, Louise Hervé et Chloé Maillet ne se considèrent pas comme des personnages. Leur acte performatif n’est pas un rôle mais d’avantage un état, une mise en condition dont la tenue de conférencière fait partie.
Ce n’est pas la théâtralité du théâtre canonique qui les intéresse, mais plutôt des formes de théâtralité qui existent là où on ne les attend pas. Elles prennent comme exemple la basoche, des regroupements d’avocats à la fin du Moyen Âge qui mettaient en scène leurs plaidoiries et faisaient de petites pièces de théâtre afin de s’entraîner à plaider2.
Finalement, lors de ces performances, elles rejouent de manière décalée leur propre rôle. Leurs performances s’apparentent presque à des dialogues, elles se passent la parole naturellement comme si leur cerveau ne faisait qu’un. Elles le disent elles-même, « la performance c’est notre laboratoire de travail, c’est là où vont s’élaborer des formes3. » Elles y reproduisent leurs quotidiens c’est-à-dire discuter autour d’objets qui sont toujours des entre-deux.
1. Passage librement inspiré de l’entretien réalisé à l’occasion du Week-end de performances de la 12e Biennale de Lyon : Biennale de Lyon, « Week-end Performances-Rencontre avec Hervé Maillet », YouTube, (https ://www.youtube.com/watch?v=FfxYdd0j6pc/, consulté le 11/12/16).
2. Ibid.
3. Biennale de Lyon, « Week-end Performances - Rencontre avec Hervé Maillet », op. cit.