l'île est dans notre tête

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Images latentes, Wonder Beirut, 1997-2006

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Images latentes, Wonder Beirut, 1997-2006

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Images latentes, Wonder Beirut, 1997-2006

Images latentes est une installation composée de trois photographies sur lesquelles on aperçoit, à chaque fois, un tiroir dans lequel sont soigneusement rangées et étiquetées des pellicules de photographie. Associées à ces trois images, des sortes de planches contacts au même format comportent un certain nombre d’informations. On remarque, sur le côté du document, la photographie à l’échelle 1 d’une pellicule, son numéro, son sujet ou thème global ainsi qu’une date. À droite de ces informations, on trouve une succession de numéros allant généralement de 1 à 36. À chacun de ces nombres est associée une courte phrase :

 

1. Table de salle à manger couverte de nourriture

2. Ma sœur Nora, Sami, Tarek et Maman regardent l’objectif en souriant

3. Gâteau d’anniversaire avec petite plaque en sucre à mon nom

4. Maman me tendant fièrement son cadeau

5. Le cadeau de maman : une écharpe en laine grise tricotée par elle-même

6. Autoportrait dans le miroir, l’écharpe autour du cou, elle m’arrive au pied

7. Attroupement autour d’un camion à Wadi Abou el Jmil

8. Plusieurs personnes chargent le petit camion

9. Dans le camion des affaires s’entassent, valises, matelas, four, frigidaire, télé, et au milieu, un petit garçon qui regarde la caméra

10. Le petit garçon, assez sale, me regarde de ses grands yeux magnifiques

11. etc.

 

On comprend que ces phrases sont les courtes descriptions de chacune des photographies présentes sur une pellicule, chaque planche correspondant ainsi à l’une de ces pellicules issues de l’un de ces trois tiroirs.

Les images sont absentes. Ces lacunes sont partiellement comblées par chacune de ces phrases qui nous donnent une idée de ce que pourrait être la photographie. Nous n’avons qu’une partie des informations. L’image est remplacée par son sujet, son motif mis sous forme de mots. La marge d’interprétation pour le spectateur est grande. Ces courts textes se manifestent dans nos esprits d’une manière à chaque fois différente et singulière. Chacune de ces phrases étant sujette à notre interprétation, à l’imagination de sa matérialisation visuelle. Cependant, d’autres questions se posent. Pourquoi n’avoir pas présenté les photos ? Où se trouvent ces images ? Pourquoi les artistes nous cachent-ils les tirages de ces pellicules ? Est-ce qu’elles ont même été développées ? Est-ce que ces phrases sont de l’ordre de la fiction ?

 

Je me penche alors sur la description de l’œuvre que l’on trouve notamment sur le site des deux artistes : « Les trois images des tiroirs représentent une partie des pellicules prises par le photographe Abdallah Farah qui n’ont pas encore été développées. Depuis les années de guerre, alors qu’il manquait souvent de produits, de fixateurs et surtout de papier, il a cessé de développer ses films, se contentant de prendre les photos. Les rouleaux empilés, il ne sentait pas le besoin de les révéler. Et aujourd’hui, même si la situation s’est améliorée, il fait toujours de même. S’il ne développe pas les rouleaux, il documente néanmoins chaque photographie qu’il prend dans un petit cahier. Il les décrit minutieusement. Ses images peuvent donc être lues, donnant libre cours à l’imagination du lecteur. Il définit cette œuvre comme "L’image invisible" ou "L’image dans le texte" ; Nous préférons l’appeler Images latentes1. » On comprend alors que Joana Hadjithomas et Khalil Joreige ne font ici que montrer le travail d’un homme, Abdallah Farah, dont la pratique peu commune consiste à ne pas développer ses films pour n’en garder qu’un substrat textuel.

Or, en cherchant plus d’informations sur cette œuvre, j’ai découvert que ce personnage est totalement fictif. Preuve en est, cette description d’Image latentes faite par les artistes eux-mêmes dans le cadre de l’exposition Je suis là même si tu ne me vois pas à la Galerie Leonard et Bina Ellen à Montréal : « Retirer nos images du flux, c’est ainsi qu’a débuté ce projet. Ayant accumulé depuis plusieurs années des bobines de film non développées, nous avons pris le parti de les conserver dans des tiroirs, de les dater, et de les répertorier dans un carnet rédigé par le personnage fictionnel Abdallah Farah. Celui-ci nous accompagne dans plusieurs de nos travaux liés au projet Wonder Beirut. Ces images latentes forment une sorte de journal relatant vie familiale et sentimentale, recherche photographique ainsi que l’histoire mouvementée du Liban contemporain2. »

Les deux artistes entretiennent ce « mensonge » autour de ce personnage fictif jusque dans l’édition qui a été faite de ce projet. Le livre intitulé : Images latentes, journal d’un photographe pousse cette fiction dans le titre du livre lui-même. Ce livre contient lui aussi les photographies de toutes les pellicules à l’échelle 1 ainsi que les descriptions de chacune des photographies de ces pellicules. Deux documents qui n’apparaissaient pas dans l’installation sont présentés dans l’édition. Il s’agit de photographies originales de deux lettres numérotées et signées qui ouvrent le livre. L’une est écrite par Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, l’autre par Abdallah Farah, toutes deux en arabe. Cette correspondance est traduite en français à l’intérieur du livre, on peut donc y lire leur échange fictif. Les artistes prennent de ses nouvelles et lui demandent de faire une sélection de pellicules pour l’édition et d’écrire un petit texte sur la façon dont il est arrivé à ces images invisibles, ils finissent par exprimer leur enthousiasme quant au projet. Dans sa réponse, Abdallah Farah précise qu’il n’a pas de démarche artistique, qu’il avait simplement manqué de matériel après la guerre pour tirer ses pellicules, il avait donc entrepris de noter dans un carnet le motif de ces photos afin de les développer plus tard. Il a ensuite continué à faire cela car il n’éprouvait plus le besoin de voir ses images mais simplement de les prendre. Il finit son courrier en disant qu’il est heureux de les aider mais qu’il ne comprend pas forcément leurs motivations.

Il est difficile de discerner le vrai du faux dans ce projet. En effet, les artistes effectuent un va-et-vient entre réalité et fiction qui pose question. D’une part, nous sommes amenés à interpréter les descriptions de ces photographies mais nous sommes aussi amenés à considérer puis reconsidérer le contexte. Qui a vraiment fait ces pellicules ? Pourquoi ne pas vouloir les développer ? Enfin, si ce personnage est fictif, quelle est la part de véracité dans ces descriptions de photographies ?

C’est en découvrant leur exposition Se souvenir de la lumière au Jeu de Paume de juin à septembre dernier, que j’ai réalisé que leur travail était extrêmement lié à la politique de leurs pays d’origine, le Liban, mais aussi au rapport entre la vie et la fiction, entre le visible et l’absence. Ils ont aussi beaucoup travaillé sur les figures de la latence. « La latence c’est l’état de ce qui existe de manière non apparente mais qui peut à tout moment se manifester3. », expliquent les artistes dans le texte qui accompagne l’exposition. Ainsi, ils utilisent des stratégies tels que l’évocation, la raréfaction et la soustraction de l’image, la lacune n’est donc pas un facteur isolé dans leurs œuvres.

Le rapport avec le Liban est, lui, toujours présent et c’est par l’expérimentation de nouvelles formes de narration que les artistes tentent de proposer une critique de la politique libanaise. Ils élaborent en effet « [...] des récits et des images articulés autour d’histoires oubliées ou tenues secrètes, en résistance face à l’histoire officielle et aux imaginaires dominants4. » Il y a chez eux un projet global de recouvrement et de reconnexion des mémoires du conflit libanais. On comprend alors que dans le cas d’Images Latentes, les artistes se servent du personnage fictif d’Abdallah Farah pour tenter de faire exister des histoires sous-jacentes à l’histoire politique, chaque spectateur imaginant ainsi une histoire nouvelle et singulière du Liban contemporain.

1. HADJITHOMAS Joana et JOREIGE Khalil, « Part 3. Latent Images », Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, (http://hadjithomasjoreige.com/latent-images/, consulté le 11/12/16).

2. HADJITHOMAS Joana et JOREIGE Khalil, in « Hadjithomas + Joreige, Je suis là même si tu ne me vois pas », Galerie Leonard & Bina Ellen, (http://ellengallery.concordia.ca/?piste-de-reflexion=hadjithomas-joreigeje-suis-la-meme-si-tu-ne-me-vois-pas, consulté le 11/12/16).

3. HADJITHOMAS Joana et JOREIGE Khalil, in « Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Se souvenir de la lumière », Jeu de Paume, (http://www.jeudepaume.org/?page=article & idArt=2475, consulté le 10/01/17)

4. Ibid., « Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Se souvenir de la lumière ».

joana hadjithomas et khalil joreige