1. Ce jeudi, l’après-midi, 1987
2. Ce jeudi, l’après-midi, 1987
3. Ce jeudi, l’après-midi, 1987
4. Ce jeudi, l’après-midi, 1987
5. Ce jeudi, l’après-midi, 1987
Retranscription d’extraits tirés d’une discussion avec Jean-Marie Krauth ayant eu lieu le 13/12/16 à Strasbourg. J’étais venu parler avec lui de son livre Ce jeudi l’après-midi, publié à l’occasion de l’exposition éponyme.
« JEAN-MARIE KRAUTH/L’exposition Ce jeudi, l’après-midi avait lieu dans l’école régionale des beaux-arts de Dunkerque, qui est un bâtiment en briques. J’avais alors réalisé une structure très minimale avec ces mêmes briques que j’avais associées aux deux négatifs de polaroïd qu’on retrouve dans l’édition. Cette construction est le résultat de la juxtaposition successive d’un arrangement de trois briques, deux dans le sens de la hauteur, la troisième horizontale, couronnant les deux autres. Et j’avais dessiné à la craie, sur les deux extrémités de cette structure, un arc qui fait comme une porte, comme une entrée. Ça devient donc comme une micro-architecture dans laquelle on peut rentrer non pas physiquement mais mentalement, au niveau du regard.
À côté, il y a les négatifs des polaroïds qui, de fait, n’existent pas puisque les négatifs des anciens polaroïds se désagrègent au bout d’un certain temps ; j’ai alors trouvé une méthode pour les conserver. Dans l’exposition, ces négatifs évoquent la dématérialisation du souvenir qui l’apparente ainsi à la fiction et au rêve. Ces négatifs évoquent aussi, pour moi, l’absence.
HÉLOÏSE COLRAT/Quel est alors le rapport entre le livre et l’exposition ?
JMK/J’avais envie de faire un livre qui était directement lié à l’exposition mais qui ait aussi son autonomie, qui ne soit pas un simple catalogue d’exposition. Ce jeudi, l’après-midi est donc un livre d’artiste qui existe tout à fait sans l’exposition mais qui, par contre, est en dialogue direct avec elle. C’était mon premier livre d’artiste, je voulais faire un livre qui fonctionne comme l’exposition ; il y a donc aussi la notion de jeux d’enfants, mais un jeu d’enfants qui a à voir avec le temps et avec l’espace.
HC/J’avais écrit, pour cet entretien, un texte introductif qui décrit le livre. Je peux vous le lire ?
JMK/Bien sûr.
HC/"Lorsque l’on a votre livre entre les mains pour la première fois, nous sommes face à une première interrogation : dans quel sens lire ce livre ? La première et quatrième de couverture étant identiques, le livre ne semble avoir ni début ni fin.
On l’ouvre. Après avoir tourné la page du titre, apparaît la photo d’un enfant de dos face à un mur. Il semble jouer à Un, deux, trois, soleil. On tourne encore une page, le chiffre un est inscrit en toutes lettres en bas de la page de droite, on tourne encore, apparaît le chiffre deux. On remarque aussi sur le haut de la page de gauche le chiffre cinquante écrit à l’envers. Les pages se suivent de la même manière, trois/quarante-neuf, quatre/quarante-huit etc.
Les pages s’enchaînent sans nous donner plus d’informations que ces décomptes inversés et simultanés. À la fin, on tombe sur une photo que l’on voit à l’envers, un autre enfant est lui aussi de dos face à un mur. On retourne le livre pour voir la photo correctement, puis on tourne les pages, un, deux, trois, le décompte recommence, formant ainsi une boucle infinie.
Ce livre est, pour moi, source de beaucoup d’interrogations, on attend quelque chose qui ne vient jamais. Le décompte laisse à penser que quelque chose va arriver mais rien, on recommence encore et encore."
Et là, j’avais rédigé des questions à vous poser, mais je ne crois pas que ça soit nécessaire : "Qu’attendez-vous des lecteurs de votre livre ? Quels sentiments ou actions vouliez-vous déclencher chez eux ?"
JMK/Oui, je n’attends rien de plus que ce que tu viens de faire. Chacun est libre d’interpréter ce livre à sa manière.
HC/Pour moi, ce livre est vraiment lié au retard et donc à la notion d’attente puisque, quand il y a retard, il y a aussi attente. Le livre est finalement assez vide et j’ai vraiment éprouvé ce sentiment d’attente dans l’action même de tourner les pages du livre et de ne jamais rien y trouver.
JMK/Oui, moi ce qui m’intéressait surtout, c’est que le livre s’inscrive dans le même temps que le jeu Un, deux, trois, soleil. On met le même temps pour compter que pour tourner les pages. C’est comme si le lecteur jouait avec ces deux enfants, bien qu’il soit impliqué dans le jeu de manière purement mentale.
HC/C’est vrai que, lorsqu’on joue à Un, deux, trois, soleil et que l’on compte, on reste très attentif à ce qui se passe autour. On essaye d’entendre le moindre bruit pour savoir si les gens sont en plein mouvement ou s’ils sont statiques, de manière à arrêter de compter au bon moment. On se met donc à interpréter tous les bruits entre les chiffres que l’on énonce à haute voix. Le livre semble aussi refléter cela, puisque le vide qui sépare ces chiffres dans la page laisse, lui aussi, un terrain d’imagination et d’interprétation au lecteur.
JMK/Oui, c’est pour cela que j’ai utilisé un papier qui craque. Comme ça, lorsqu’on tourne les pages, ce n’est pas uniquement le temps qui est mis en lumière, mais c’est aussi le son et la manière dont il se répercute dans l’espace. »
Le retard joue avec la temporalité des événements, avec le temps d’apparition de quelque chose qui est attendu. Ce livre offre, à mon sens, lui aussi une réflexion sur le temps, Jean-Marie Krauth le souligne lui-même dans le poster faisant office de cartel pour l’exposition Ce jeudi, l’après-midi : « Je mets en présence trois types de temporalités, le temps du jeu, celui de la lecture et celui de la mémoire1. » Ces trois temps convoquent tous le retard et l’attente, quoique différemment. Les temps morts et les vides sont là pour susciter le travail d’imagination du lecteur. Quant à la temporalité de la mémoire, cette dernière est également faite de manques, de latences avant que tel ou tel souvenir ne ressurgisse.
Au-delà de l’utilisation du retard qui, à mon sens, déclenche dans ce livre notre imagination, Jean-Marie semble aussi utiliser le mécanisme de la lacune qui pousse, lui aussi, le spectateur à combler les vides, à aller plus loin, à imaginer une autre réalité que ce que propose l’artiste.
Jacques Sauvageot écrira ces mots à propos de l’artiste dans le poster de l’exposition Ce jeudi, l’après-midi : « Jean Marie Krauth met en œuvre des objets très simples, qui ont leur matérialité propre [...] mais qui sont susceptibles aussi, par leur voisinage, d’évoquer un univers [...]2 ». Il poursuit : « Ce travail joue donc sur deux niveaux : ce qu’on voit, et ce que cette vision peut évoquer. Le spectateur peut ainsi entreprendre son propre voyage d’autant plus que ce qui est montré peut parler à chacun d’entre nous [...]3 ».
En ce sens, Jean-Marie Krauth travaille aussi beaucoup sur le rapport entre le titre et l’œuvre. Les titres pouvant en effet suggérer un point de vue différent aux œuvres qu’ils décrivent. Ce questionnement autour des récits autorisés étant très présent dans son travail, nous avons commencé à en parler.
J’ai retranscrit ci-dessous, de manière non chronologique, des extraits de notre conversation durant laquelle Jean-Marie m’a décrit différentes œuvres qu’il voulait me présenter pour leurs rapports avec le titre.
« JMK/Alors, comme ça t’intéresse le rapport du titre à l’œuvre, si tu veux on peut voir sur mon ordinateur quelques expositions qui jouaient vraiment là-dessus, sur la notion de titre.
JMK/Ça, c’était une exposition à la fondation D.A.N.A.E quelque part dans le Nord de la France. C’étaient des petites flaques en plomb disposées à même le sol, des mots étaient inscrits dessus, là aussi l’espace était assez grand. On pouvait lire les mots dans l’ordre qu’on voulait, par association on pouvait aussi se constituer une image, voire une histoire. Et sur la verrière du lieu, il y avait des toutes petites sérigraphies de marteau, grandes comme ça (environ 3 cm). À première vue on ne les voyait pas, mais dès qu’on avait vu le premier marteau, on voyait le deuxième, le troisième, il n’y en avait pas beaucoup, peut-être cinq, six dans tout le lieu. Ce qui m’intéressait aussi, c’était qu’à partir du petit marteau sur le verre, il y avait aussi une sonorité, une sonorité qui n’existe pas évidemment. À un moment, il y a un son qui émerge de ces marteaux, un son mental.
JMK/Trésors du lac d’argent, ça, c’était l’exposition à Villeurbanne dont je te parlais. Ça, c’est la salle ; dans la salle il n’y avait rien, il y avait juste un tout petit élément en plomb là, un tout petit élément en plomb de l’autre côté et à ce niveau-là, un tout petit canoë, grand comme ça (environ 10cm), en plomb découpé, et une plaque de verre qui correspond à la surface du seuil de la salle. Donc dans l’expo, il n’y avait pratiquement rien.
HC/Et c’est cette exposition pour laquelle vous aviez pratiquement tout le contenu de ce qui était exposé dans vos poches ?
JMK/Oui, j’avais des flaques en plomb.
JMK/De ce côté-là, il y a une flaque en plomb avec seulement gravé dessus le mot silence et de l’autre côté du mur, une flaque en plomb avec une toute petite pointe en acier forgé. Si on se rapproche très près, il peut y avoir un côté agressif de la chose mais l’agressivité part dès que l’on est à deux mètres de la pièce. C’est pour obliger le spectateur à se rapprocher. Car, dès qu’on se rapproche, à un moment il y a un truc qui se déclenche dans notre tête qui n’existait pas quand nous étions à deux mètres de la pièce. Voilà, ça, c’est le type de choses qui m’intéressaient beaucoup à l’époque.
HC/Vous me parliez de titres qui, parfois, étaient l’œuvre elle-même.
JMK/Oui, il y a plusieurs pièces comme ça, par exemple, Ce printemps le torrent menaçait le territoire des géants, c’est à la fois le titre de l’expo et le travail lui-même. C’était à Rouen, la salle d’exposition comprenait, dans sa configuration, un lavabo qu’on me proposait de camoufler. À l’inverse, j’ai décidé de partir de ce lavabo-là et de faire un travail qui tournait autour de l’eau, d’un torrent et de géants. Alors voilà, il y avait le titre et le robinet avec l’eau qui coule.
JMK/Là, c’était une exposition dans un lieu énorme, c’était très haut. C’est une pièce assez difficile à montrer puisqu’il faut beaucoup d’espaces pour très peu de choses.
HC/Elle s’appelle Mirage c’est ça ?
JMK/Lieu pour un mirage. C’était au moment de la première guerre du Golfe. J’étais vraiment intrigué par le nom des armes : Gazelle, Cobra, Éclair, que des noms poétiques. Ça me rappelait beaucoup les pièces que je faisais à l’époque avec de petits mots inscrits sur des flaques de plomb. J’ai donc décidé de faire quelque chose avec ça. L’exposition présente ainsi de toutes petites flaques de plomb collées sur le mur, les titres sont eux inscrits sur plusieurs cartels correspondant à chaque flaque de plomb. Tous ces cartels sont accrochés ensemble en un bloc à hauteur d’yeux. Ce sont des cartels standards avec le nom, le matériau, le titre et la date. Alouette, Falcon, Mirage, Fantôme, Galaxie, Jaguar, Sentinelle, La flèche, Krotal, ce sont uniquement des noms d’armes, de missiles, d’avions de chasses, etc. Mais, quand tu regardes les cartels, tu as l’impression d’être face à une poésie. J’appelais ça mirage, ça marchait assez bien parce qu’à la vue du titre, les gens prenaient les flaques de plomb pour une constellation. Quand ils voyaient Aigle ils essayaient de trouver la constellation de l’aigle. Cela fonctionnait très poétiquement alors que la thématique était très dure. C’était ce glissement qui m’intéressait dans cette pièce. Et, ici, les titres faisaient vraiment partie intégrante de la pièce.
JMK/Il y a aussi L’île est dans notre tête à La criée à Rennes en 1988, c’est une pièce qui joue aussi sur le titre. C’est un ancien hall de marché, il y a deux salles, une grande et une petite, on rentre par la grande et sur la droite, il y a l’entrée de la petite salle. Il y avait un néon avec inscrit "l’île est dans notre tête" dans l’espace principal, ainsi qu’une accumulation de plantes vertes disposées en un grand rectangle à la fois présent dans la grande salle et dans la petite. J’avais, en fait, pris la surface de la petite salle que j’ai fait glisser sur la grande salle. Comme si une île, aux mesures de la petite salle, et symbolisée par de la végétation, avait dérivée sur l’autre espace. L’exposition s’appelait Lieu pour une île. »
Je finirais par cette phrase de Jean-Marie laquelle, à mon sens, exprime de manière assez juste ce que j’entends par seuils cognitifs :
« JMK/La plupart du temps, mes expositions jouaient sur ce truc là. C’est-à-dire qu’on est face à un élément que j’appelais un embrayeur, et c’est cet embrayeur qui te faisait dépasser l’objet pour t’emmener ailleurs. »
Ces embrayeurs sont, pour moi, les facteurs tels que le retard, la lacune, l’écart et l’énigmatique que j’essaye de décrire ; ceux-là même qui nous invitent à créer notre propre récit face à une œuvre.
1. KRAUTH Jean-Marie, entretient avec ROSSIGNOL Claude, in Ce jeudi, l’après-midi, cat. expo., KRAUTH Jean-Marie (dir.), Dunkerque, École Régionale des Beaux-Arts Georges Pompidou (21/02/1987-20/03/1987), Dunkerque, À bruit secret, 1987.
2. SAUVAGEOT Jacques, in Ce jeudi, l’après-midi, KRAUTH, op. cit.
3. Ibid.