l'île est dans notre tête

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3. Seven minutes before, 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Seven minutes before, 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2. Seven minutes before, 2004

Imaginez. Vous entrez dans une salle d’exposition plongée dans le noir. Sur l’un des murs de celle-ci, sept projections sont juxtaposées, côte à côte. L’ensemble est très long spatialement, chacune des projections faisant presque trois mètres de large. Vous ne pouvez pas regarder ces sept vidéos de manière simultanée. Vous commencez donc par les regarder aléatoirement, dans l’ordre de votre cheminement dans l’espace, celle-ci, puis celle-là, puis les deux là-bas.

Un son est associé à chacune de ces projections. En se concentrant sur un des écrans, rien n’empêche donc d’entendre de manière simultanée le son d’un autre écran. « Les associations entre le son et l’image sont alors partiellement défaites1. » écrivait Bernard Guelton à propos de cette œuvre dans l’ouvrage intitulé Les arts visuels, le web et la fiction.

Vous réussissez à capter des images dans chacune des vidéos, vous comprenez qu’il est question d’une fille dont les chevaux sont mystérieusement tués pendant un orage, il y a aussi des images d’une route de montagne, d’un tunnel, de ruines de pierre, d’un homme et d’une femme unis dans un rituel silencieux, d’arbres et de rochers, d’un loup dans une cage, d’un homme marchant à côté de la route, d’un oiseau de proie volant vers la caméra, de musiciens folkloriques errant dans la montagne ou encore du mot « memoria » écrit à la craie sur un rocher. Le récit est elliptique, parsemé de symboles mystiques et romantiques. Il apparaît comme une sorte de cosmogramme, de représentation métaphorique de l’univers, ici basé sur une collection d’images et d’impressions, d’associations libres entre le rêve et le cliché cinématographique.

Mais, petit à petit, on se rend compte que ces sept longs travellings convergent. Les cadres s’uniformisent graduellement, ces sept parcours semblent tous monter vers le haut de la montagne pour finalement déboucher sur le même endroit. Puis, ces sept trajets s’interrompent violemment et nous assistons à la collision brutale d’un camion et d’une moto, suivie de l’explosion d’un camping-car qui s’embrase bruyamment. Le film s’arrête sur cette même scène, vue sous sept angles différents, généralement en surplomb, ce qui nous donne le sentiment d’une omniscience.

 

On réalise que ces sept vidéos étaient sept points de vue disjoints pour la mise en tension d’une seule et même action surprenante : l’explosion d’un camping-car quelque part dans la montagne. Chaque écran montre une prise de vue continue, Melik Ohanian ayant mis en place sept caméras parcourant chacune un tronçon de deux kilomètres dans les montagnes du Vercors. Ce film de vingt-trois minutes constitue ainsi un exploit technique en soi puisque, dans cette petite vallée du Vercors, sept champs de vision ont été filmés simultanément, convergeant progressivement les uns avec les autres. Bernard Guelton décrit ce dispositif de la manière suivante : « L’espace de tournage de très grande dimension est à l’échelle d’un paysage de montagne. Quatre-vingts personnes réparties en sept groupes réalisent sept trajectoires dans la montagne convergeant vers un point nommé "le point zéro de l’espace-temps". En ce point zéro s’opère la collision d’un camion et d’une moto, suivie d’une explosion. Ainsi, l’espace cinématographique s’ouvre à partir de sept caméras dispersées dans l’espace en traçant simultanément une série de trajectoires convergentes2. » Cette installation vidéo intitulée Seven minutes before restitue ainsi sept projections dans un seul espace d’exposition.

La spatialisation de cette vidéo en est l’élément clé. Melik Ohanian nous propose un récit démultiplié, comme autant de parcours vers un même événement. Mais au lieu de restituer ces micro-récits les uns à la suite des autres par un montage dans un même film, il les présente de manière simultanée dans la situation d’une salle d’exposition. Or, comme nous l’avons vu plus haut, il est difficile d’avoir une vision globale de ces sept écrans. Certes, les sept plans nous sont donnés à voir de manière simultanée, mais ce n’est que, morceaux par morceaux, que l’on va pouvoir les apprécier. On comprend que pour cette vidéo, le montage se produira dans l’espace plutôt que dans le temps, rendant ainsi chaque expérience unique. Le spectateur a un rôle sous-entendu, c’est à travers son regard et ses déplacements que se jouera un film à chaque fois différent. Le public modifie ainsi physiquement le film par sa déambulation.

La temporalité est donc, elle aussi, remise en question. Le temps se dilate. Ces sept plans sont simultanés, pourtant ils nous montrent des espaces différents. On assiste à la diffraction d’un même instant induisant, lui-même, la diffraction de l’espace et du récit. L’installation ne crée pas de temporalité unidimensionnelle, mais elle organise une convergence de sept flux temporels distincts. L’accident semble tout à coup figer cette représentation du temps, fixant ces sept temporalités en un même espace-temps. La durée qui s’écoule jusqu’à l’accident symboliserait une attente décuplée par la dilatation du temps. Attente qui se résoudra en une unique explosion. Qui dit attente dit aussi retard. En effet, le spectateur est placé dans une attente de dénouement. Que veulent dire ces sept plans ? Certes ils ont un sens, une valeur de manière autonome, mais y a-t-il un enjeu commun ? Est-ce qu’un lien existe entre ces différents personnages ? Ces sept projections correspondent-elles à sept récits distincts et autonomes ou sont-elles liées par un récit commun ? Toutes ces questions sont celles que peut se poser le spectateur durant les dix-sept minutes qui s’écoulent avant la collision. C’est pendant ces mêmes dix-sept minutes que le spectateur va, petit à petit, interpréter les informations qu’il reçoit et les monter, comme on monterait les séquences d’un film, afin de créer un récit subjectif. Un montage qui se fait, comme je l’ai dit plus haut, par l’actualisation progressive du récit à travers sa déambulation dans l’espace. Le retard de l’information clé laisse ainsi le temps au spectateur d’en imaginer la suite ou les liens.

Cet accident apparaît alors comme la chute d’un récit commun les reliant. C’est donc autant spatialement que temporellement que ces sept histoires, de prime abord sans rapport entre elles, convergent. Ici l’actualisation linéaire de la narration classique est remise en question par le dispositif mis en place par Melik Ohanian. Bernard Guelton évoque à ce propos différents niveaux narratifs (à l’échelle des sept films et à celle de l’installation globale) : « La narration est propre à chaque film, le dispositif global est l’objet d’une description. Certains ingrédients fictionnels sont tangibles : la progression narrative, les actions des personnages, l’accompagnement musical, l’événement-accident. Tout cela est conçu et imaginé à la fois pour l’élaboration des films et celui du dispositif dans son ensemble. La situation d’immersion fictionnelle propre à chaque film agit sans difficulté, et pourtant le processus global et le dispositif d’ensemble sont susceptibles de les mettre à distance3. »

 

À travers toute son œuvre, Melik Ohanian invente de nouveaux modes de construction et de présentation de l’objet filmique par-delà toutes les formes cinématographiques existantes. La spatialisation du film est une préoccupation constante dans son travail. Jean-Christophe Royoux dit de Melik Ohanian que c’est « en privilégiant les paradoxes et les retournements, qu’il a développé par étapes un vocabulaire de gestes plastiques et filmiques originaux qui en font l’un des artistes caractéristiques de ce que l’on a pu appeler le cinéma d’exposition4. » Preuve que la spatialisation dans Seven minutes before est bien une des données primordiales de l’œuvre. La relation entre espace et temps étant très clairement remise en jeu avec, dans les deux cas, un lien au retard. Un retard temporel de l’information tout autant qu’un retard spatial du fait de l’actualisation progressive de la vidéo par le spectateur.

1. GUELTON Bernard (dir.), Les arts visuels, le web et la fiction, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p.167.

2. Ibid., p.167.

3. Ibid., p.167.

4. ROYOUX Jean-Christophe, in From the voice to the hand. Une exposition co-existante, Melik Ohanian,SCHÖNWALD Cédric, DURING Élie, Paris, Archibooks/Sautereau, 2009.

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